Lavilliers, toujours fort en gueule et en mélodies rythmées. © PHILIPPE CORNET

Les vies de Lavilliers

Depuis un premier concert dans une MJ bruxelloise dans les années 1970, Bernard Lavilliers n’a cessé de globe-trotter sur la planète musique. Et son nouveau disque, Sous un soleil énorme,s’en avère inspiré.

« Avant de jouer plusieurs soirs de suite au Théâtre 140 de Jo Dekmine, j’étais déjà passé à la Maison des jeunes de Forest. C’était en 1976-1977. Mon parcours musical commençait à fonctionner avec l’album Les Barbares. Depuis, je n’ai jamais cessé de me produire en Belgique, pays avec lequel j’ai des liens profonds. D’ailleurs, après notre discussion, je vais dîner à Bruxelles avec Daniel Romeo, mon bassiste depuis des années. »

On est quelques semaines après son 75e anniversaire et Bernard Oulion – Lavilliers pour la scène – paraît en forme malgré quelques problèmes cardiaques rencontrés depuis 2019. Cheveux et barbes poivre et sel, il porte un tee-shirt sous un manteau de belle étoffe. Toujours une certaine idée de la masculinité, sa marque de fabrique depuis pratiquement le premier album, paru à l’automne 1968, et au titre qui sent néanmoins un peu le vieux folk: Chanson pour ma mie. Jamais réédité en CD, l’objet comporte déjà quelques morceaux qui tracent les futurs contours du mâle alpha, comme La Frime ou Paris-redingote de plomb. L’insuccès prolonge des prestations galériennes, de bars en restos, de maisons de jeunes à la manche en rue. Un demi-siècle et une vingtaine d’albums plus tard, le minimythe Lavilliers s’est écrit dans un confluent romantique, voire des bouts de réel parfois « fictionnalisés ». Boxe, usine, virées nocturnes et abondamment tropicales, entre Kingston, Brésil et… Charleroi. Ville à laquelle il dédie une chanson pareillement titrée en 2017, y contant un parallèle entre la terre ouvrière qui l’a vu naître – Saint-Etienne – et le chaudron carolo.

J’ai essayé de rester populaire, sans faire de compromis ni à la mode, ni à la tendance, ni au commerce. Même si j’ai quelques tubes.

D’une jeunesse marquée par le pedigree syndicaliste d’un père ex-résistant, « gaulliste communiste » , aux mots choisis d’une mère institutrice, Bernard Lavilliers s’est forgé l’étoile burinée de chanteur-militant-baroudeur. Chercheur de sonorités chaudes, coulées dans des morceaux qui racontent la nuit, le désir, les voyages, l’engagement. Tout cela est encore vrai dans Sous un soleil énorme, nouveauté discographique toujours aux rencontres de musiques ciselées et d’un texte poético-politique. Le septuagénaire est d’ailleurs assez content d’égratigner l’Elysée au travers du titre Beautiful Days où il retoque Macron: « Le président est sur les dents/Et malgré tout, il ment, dément effrontément/Il se prélasse, il se débine/Il nous agace, il nous confine. » Toujours d’une voix qui donne l’impression d’intimité tranquille, quoique vivace, et de persuasion charnelle. « Il y a pas mal de petits marquis, devant ou derrière la scène. Pour un président élu, à une seule reprise, il y a toutes sortes de conseillers sortis à peu près du même moule, genre ENA. Mais il faut se calmer, on n’est pas sous une dictature… Je suis chanteur politique, parfois. Je n’aime pas les gens qui pensent pour moi. J’ai essayé de rester populaire, sans faire de compromis ni à la mode, ni à la tendance, ni au commerce. Même si j’ai quelques tubes. »

Le chanteur tout en biceps.
Le chanteur tout en biceps.© GETTY IMAGES

Comme un crooner

Et Lavilliers d’expliquer comment sa chimie personnelle fonctionne: « On oublie souvent qu’il y a une différence entre l’interprète et le chanteur-compositeur. Les deux ne vont pas forcément de pair. C’est, par exemple, Juliette Gréco qui donne un grand succès à Léo Ferré avec Jolie Môme. Quand j’analyse ma façon de chanter sur ce nouvel album, j’ai évité certains traits du passé, où je pouvais appuyer la force de l’interprétation, comme sur La Grande Marée (NDLR: chanson sortie en 1975 sur Le Stéphanois ), par exemple. Ce qui change au fil du temps, ce sont les arrangements, ici très travaillés. Je suis comme un crooner proche de l’oreille de l’auditeur. Quand je lis des poèmes, seulement accompagné d’un percussionniste, Antonin Artaud ou Blaise Cendrars, il y a un désir d’articulation, même si la mode actuelle est plutôt à l’inverse. Parfois, on ne comprend rien aux mômes d’aujourd’hui. »

Je n’ai pas peur de la mort. J’ai passé ma vie à passer au travers des balles.

Rétrospectivement, le succès de Lavilliers tient sans doute à la combinaison d’une forme d’animalité – soigneusement mise en scène, notamment par sa présence physique – et de son esthétisme d’excellent mélodiste et de parolier urbain engagé. On se souvient de la couverture d’ O Gringo, paru au tout début des années 1980. Le chanteur, musclé, vêtu d’un marcel, est dans une (fausse) chambre qui sent le voyage, sourire hilare et… flingue bien visible dans la valise inopinément ouverte. On adhérera moyennement à ce CV visuel du frenchie sans peur qui, de New York à Rio, paraît-il, croise voyous, dames de nuit, coke et artistes enivrés. Par contre, le grand public aimera largement, séduit par l’indéniable qualité mémorielle des chansons. En partie due à l’impulsion de parents qui régalent très vite leur gamin de sonorités multiples comme de littérature: Thelonious Monk, Miles Davis et l’impro jazz, du swing au be bop, du son cubain. Tout cela a également donné le goût des harmonies dissonantes au jeune Bernard.

Lavilliers, c’est aussi la bio appliquée de fils d’un papa prolétaire qui gagna ses galons jusqu’à devenir responsable des ressources humaines d’une usine d’armement. L’ ascenseur social des Trente Glorieuses. Bernard bosse trois ans comme tourneur-fraiseur-ajusteur. Engagé tout jeune chez les communistes, il ne tarde pas à découvrir qu’il est trop Graine d’ananar – comme le chante son modèle Ferré – pour adhérer pleinement à un PC français ayant pourtant le vent en poupe. Néanmoins, le 13 septembre 1992, il se produit à la Fête de l’Humanité et y invite, pour deux chansons, le Léo chéri. Celui-ci, qui mourra moins d’un an plus tard, paraît frêle sur les images d’archives de l’événement disponibles sur YouTube – juste la présentation du mentor par Lavilliers, hélas pas la musique – et on éprouve une vraie jouissance à voir le quadra tout en biceps certifiés en compagnie de son père ô combien spirituel.

Le père ô combien spirituel, Léo Ferré.
Le père ô combien spirituel, Léo Ferré.© GETTY IMAGES

Tropique du cancer

Chez Lavilliers, on se demande souvent quelle est la part entre la fiction et la réalité. L’homme, au-delà de toutes les frasques, aventures supposées, gringo effronté et amateur de sensations chaudes, fait-il la part entre le roman musical et l’autobio réaliste? « Lorsque j’ai écrit Saïgon (NDLR: sur l’album Solo , en 1991), j’étais à Saïgon, dans un hôtel au bord du fleuve. Je n’aurais pas pu faire cette chanson en France. L’ aventure démarre dès que je me barre, avec une grande jubilation, sans savoir où je vais exactement. Pareillement, je n’aurais pas pu écrire Le Piéton de Buenos Aires (NDLR: présente sur son nouvel album) ailleurs que là-bas. » C’est sur les conseils de Benjamin Biolay, admirateur de l’Argentine, que Lavilliers est parti à la rencontre de l’immensité de Buenos Aires, grande comme plusieurs fois Madrid.  » Je partais en marchant dès le matin, je traversais des barrios et j’allais jusqu’à La Boca, ce quartier ouvrier (NDLR: considéré comme le plus dangereux de la ville) où vivent aussi des artistes. C’est comme New York: il y a des endroits un peu glauques et puis, on passe une rue, et cela devient chic. C’est un peu du Paris et du Barcelone, et puis du haussmannien et de l’italien. » Et d’ajouter: « Les voyages se font aussi à travers les bouquins. Là, je relis Tropique du Cancer d’Henry Miller: je me dis que tous les écrivains modernes peuvent aller se rhabiller. Houellebecq, relis cela s’il te plaît (rires). »

L’aventure démarre dès que je me barre, avec une grande jubilation, sans savoir où je vais exactement.

Mais pas la peine d’enfermer le chanteur dans un scoubidou de clichés. Lui qui ne renie rien des arrière-salles musicales du monde est ainsi très ami avec le Quatuor Ebène, français d’obédience classique. « Je suis un amoureux des cordes. Sur ce nouveau disque, elles ont été très bien écrites par le Liégeois Xavier Tribolet. » Et puis, les sentiments s’expriment sans doute plus facilement à 75 ans qu’à 30. Par exemple l’amour de la mère, chanté en commun avec le groupe stéphanois Terrenoire sur Je tiens d’elle. « Je ne suis pas croyant, tout en pensant que l’on se retrouvera quelque part. C’est ambigu: est-ce la guitare qui m’attend quelque part ou elle? Je suis un peu comme le vaudou. Pour moi, mes parents (tous deux morts nonagénaires) sont là. Sans croire en rien, il y a quelque chose de charnel. Plus je deviens vieux, plus des phrases de poèmes entendues jeune me reviennent. C’est l’inconscient qui travaille et cela n’a rien à voir avec le mysticisme. Là, je fais des projets, je n’ai pas peur de la mort. J’ai passé ma vie à passer au travers des balles. »

Tout cela, et l’attention accordée aux musiques de Lavilliers depuis grosso modo un demi-siècle, tient sans doute d’une fidélité à un personnage qui n’a eu de cesse de construire ses propres références. On ne refera pas le Bernard. Peut-être parce qu’entre l’éternelle bravade du Tintin macho et la réalité, il y a toujours une paroi très fine. Celle qui traverse les chansons. Une conclusion? « Si je suis à Manille, que je connais très bien, et que je rencontre un Stéphanois, ben, on parlera de Saint-Etienne. On est plus facilement d’une ville que d’un pays. »

En concert au Cirque royal, à Bruxelles, le 24 février prochain, au Forum de Liège, le 25, et au Théâtre royal de Mons, le 26.

Sous un soleil énorme, Universal.
Sous un soleil énorme, Universal.© GETTY IMAGES

Sous un soleil énorme

« La cumbia, musique de Colombie, est aussi dans ce nouveau disque. Plus un tango furieux, Noir Tango, joué par un groupe de Buenos Aires: quatre bandonéons de façade, six cordes, contrebasse et piano. C’est extrêmement sanguin. » Enregistré dans plusieurs studios français, l’album a été partiellement écrit en Argentine en 2019, puis dans la ferme de Lavilliers, dans le sud de la France. Avec des choix qui peuvent surprendre, comme la reprise d’un Dylan pas forcément connu – traduit en Qui a tué Davy Moore? – avec casting festif incluant Izïa Higelin, Gaëtan Roussel et Eric Cantona. Une parenthèse dans un album qui creuse tout ce que Lavilliers fait depuis un demi-siècle discographique. Le tempo est chauffé au rouge mais complètement détendu et épanoui, fort en gueule douce et en mélodies rythmées. Traçant dans Toi et moi ou Les Portenos sont fatigués, par exemple, l’excellence du Lavilliers classique.

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