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« Les victimes finissent toujours par être oubliées »

L’énorme élan de solidarité en faveur de ceux qui ont tout perdu est-il surprenant dans un contexte propice au repli? Non, répond Bernard Rimé, professeur émérite de psychologie sociale à l’UCLouvain. Mais ce mouvement ne s’inscrira pas dans la durée.

Après des mois de crise sanitaire qui ont mis les nerfs à rude épreuve, ces inondations sont un nouveau coup dur. Jusqu’à quel point une population peut-elle se montrer résiliente?

La Covid, c’est vrai, a épuisé les gens. Malgré tout, il y a eu ce mouvement de solidarité qui s’est rapidement mis en place. Derrière chaque mobilisation, il y a une dynamique qui produit toujours les mêmes effets. On a pu le constater après le tsunami en 2004, par exemple: à l’époque, des milliards de dollars avaient été versés aux communautés touchées par la catastrophe. Les sommes étaient si importantes que plusieurs organisations ont rendu une partie de l’argent. Aujourd’hui encore, on constate que les largesses sont phénoménales.

Pourtant, l’empathie envers les victimes ne dure qu’un temps. Au bout d’un moment, on leur demande d’avancer, d’arrêter de se morfondre, on s’impatiente….

On tolère bien la victimisation mais le fait d’être exposé à elle nous rappelle que nous sommes faibles, mortels et vulnérables aux catastrophes. Puis, nous oublions notre mortalité pour être capables de vivre. On colmate les brèches et on se tourne vers le positif. Et les victimes finissent toujours par être oubliées. Il suffit de regarder la manière dont les journaux traitent ces événements: au bout de deux ou trois semaines, on arrive à zéro page de couverture. Après les attentats de Bruxelles, beaucoup de victimes ont témoigné en boucle pour dire qu’elles ne se sentaient plus écoutées. Si on s’appuie uniquement sur la solidarité envers les victimes, ça ne marche pas. Il faut créer des institutions spécifiques et structurées de manière à ce que cette aide puisse devenir pérenne. Mais ça, évidemment, ça coûte très cher. La question est de savoir s’il y a des ressources et une volonté politique suffisante pour le faire… Car si on oublie les victimes, on réalise finalement une belle économie.

Il faut créer des institutions spécifiques et structurées de manière à ce que cette aide puisse devenir pérenne.

Certaines victimes de catastrophes ne se remettent jamais de ce qu’elles ont vécu. Comment les aider sur le long terme?

Les personnes qui ont été exposées en première ligne, qui ont été témoins de cette dévastation, se sont senties abandonnées. Certaines sont restées bloquées sur le toit de leur maison, d’autres ont vu passer des cadavres ou des gens qui se débattaient dans les eaux. On peut considérer qu’un tiers d’entre elles souffriront de stress post-traumatique pendant des années. D’où la nécessité de fournir un appui psychologique important.

Contrairement à d’autres événements traumatisants comme les tueries de masse ou les attentats, il n’y a pas de coupable direct à désigner et à traduire en justice. Est-ce que cela change quelque chose?

Pas nécessairement. Ça ne supprime pas l’impact de l’événement. Ce qui est important, c’est la perte de contrôle qui est ressentie. Quand on vit ce genre d’événements, toutes les informations que nous avons habituellement en main et qui nous permettent d’appréhender le quotidien, tout à coup, ne nous servent plus à rien. On se sent nu et démuni. Il faut alors dépasser la masse de « non-information » dans laquelle on a vécu quelque temps pour retrouver la confiance en soi.

Venir en aide aux sinistrés nous permet-il aussi d’exorciser nos propres peurs ou de nous rassurer sur notre altruisme?

Notre exposition à l’information fait qu’on développe un lien avec ces personnes sinistrées. On se dit que ça aurait pu se passer dans notre rue. Il y a des trous dans notre système de connaissances et on passera la journée ou même la nuit à y penser. On a besoin d’entrer en communication avec les autres, de se dire qu’on est ensemble, de se demander comment on pourrait faire pour trouver des solutions. On entre alors dans un processus de synchronisation avec la peine et la douleur de l’autre, on réduit les frontières personnelles et on s’ouvre à autrui.

La solidarité s’est aussi exprimée ces derniers jours à propos d’un tout autre fait d’actualité: la grève de la faim des sans-papiers. Mais est-ce le même genre de mobilisation?

Mon hypothèse, c’est que la situation des sans-papiers a été laissée en bordure de l’actualité au profit de la catastrophe. En effet, plus le lien avec les victimes est direct, plus la solidarité va se manifester. Ce qui est logique: l’identification sociale favorise toutes les dynamiques. Plus la victime nous est proche, plus on aura envie d’agir. Si on reprend l’exemple du tsunami, on peut affirmer que l’élan de générosité était dû au fait que de nombreux touristes occidentaux avaient été touchés. Si ça n’avait pas été le cas, nous n’aurions pas donné un euro. Cette logique d’identification nous a aussi permis d’évoluer à travers des millénaires. Des petits groupes se sont rapprochés les uns des autres et cela a permis de créer des sociétés résilientes capables de se serrer les coudes.

Quel est le rôle des réseaux sociaux dans la gestion des crises?

Après les attentats de Paris, j’ai mené une étude avec un autre chercheur sur le contenu et l’évolution des tweets échangés en France. On a constaté que plus les gens avaient participé aux mouvements collectifs, plus cela leur avait donné envie d’échanger avec les autres. En mars 2004, après les attentats de Madrid, on avait déjà remarqué que les personnes ayant manifesté dans les grandes villes espagnoles s’étaient montrées plus soucieuses des autres. On trouvait encore des traces de ces attitudes six à huit semaines plus tard, délai au-delà duquel la solidarité s’épuise habituellement.

On dit souvent que ceux qui se rendent utiles aux autres sont moins déprimés que ceux qui ne s’investissent pas pour la collectivité…

Il est prouvé que le volontariat est bon pour tous les paramètres de la santé, pas seulement mentale. La participation sociale est un outil de bien-être. Moins on est solitaire et plus on est en bonne santé.

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