Les secrets de Tintin: une enquête explosive

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Jean-Marie Apostolidès signe un ouvrage majeur sur l’univers d’Hergé. Enquête approfondie, Dans la peau de Tintin explique comment le père du petit reporter a nourri sa création de ses doutes, de ses blessures. Le livre cible aussi la gestion de ses héritiers. Interview de l’auteur et bonnes feuilles en exclusivité.

Encore un livre sur Tintin ? Une exégèse de plus sur l’£uvre d’Hergé ? Sans doute, mais celle-ci fera date. Après Les Métamorphoses de Tintin (1984), ouvrage de référence sur le sujet, Jean-Marie Apostolidès bouleverse à nouveau les idées reçues sur l’univers du petit reporter. Fruit de trois années de recherches, Dans la peau de Tintin (Les Impressions nouvelles) est le premier essai où se mêlent au moins quatre niveaux de lecture. L’auteur, professeur de littérature française et d’études théâtrales à l’université Stanford (Californie), donne des clés textuelles, biographiques, sociologiques et psychanalytiques qui permettent de mieux comprendre l’identification durable à Tintin, ce petit héros belge créé à Bruxelles il y a plus de quatre-vingts ans, connu aujourd’hui jusqu’en Chine, et que le réalisateur Steven Spielberg popularisera aux Etats-Unis et sur la planète entière dès la fin de l’an prochain ( Secret of the Unicorn).

Flaubert a pu s’écrier :  » Madame Bovary, c’est moi !  » De même, Hergé a mis beaucoup de lui dans les aventures de Tintin. On y retrouve ses blessures secrètes, ses aspirations les plus nobles comme ses désirs les moins avouables. Tout cela forme le terreau sur lequel il a bâti une £uvre complexe, comique, riche en rebondissements. Les albums n’offrent pas une version fleur bleue du monde adulte. Comme Hitchcock, Hergé est un maître dans l’art de distiller la peur, à la manière des contes de fées. Mais parce que son héros, lui, est intrépide, le jeune lecteur se sent rassuré en mettant ses pas dans les siens.

Le Vif/L’Express : Comment est née l’idée de ce livre ?

Jean-Marie Apostolidès : Je devais préparer un texte sur Tintin pour un colloque à Ottawa. Hélas, comme le capitaine Haddock dans Les Bijoux de la Castafiore, je me suis foulé la cheville en faisant une chute, et n’ai pu me rendre au Canada. Mais mon texte, lui, n’a cessé de s’enrichir, notamment à la lecture de Lignes de vie, de Philippe Goddin, tintinophile éminent. Les éléments biographiques inédits contenus dans cet ouvrage remarquablement documenté, paru fin 2007, m’ont incité à approfondir l’analyse sur l’enfance grise de Georges Remi, sur les blessures secrètes de son adolescence, de ses expériences scoutes. Et surtout, j’ai exploré les rapports ambigus qui ont lié Hergé, Germaine Kieckens, sa future épouse, et l’abbé Norbert Wallez, leur patron.

L’abbé Wallez qui, en 1927, engage Hergé dans son journal, le Vingtième Siècle, est l’une des clés pour comprendre Hergé ?

Et pour comprendre Tintin, puisqu’il se targuait, à juste titre, d’en avoir suggéré la création à son jeune collaborateur ! L’abbé est responsable de la dimension politique et religieuse de Tintin. Il veut faire du héros un ersatz de Jésus-Christ, un être marqué par son origine surnaturelle. Ce sauveur apportera aux jeunes la rédemption dans un monde esclave de l’argent, corrompu par le matérialisme capitaliste, décrit dans Tintin en Amérique, ou communiste, illustré dans Au pays des Soviets. Comme le Christ, Tintin est doué d’un corps particulier, un corps de chair, qui ne vieillit pas, car il est le support de son corps mystique, dans lequel le lecteur peut se réfugier. Tintin a aussi des affinités avec Jeanne d’Arc : courage, virginité, esprit de sacrifice.

Quel rôle joue l’abbé dans la vie affective d’Hergé ?

– L’abbé Wallez est un conquérant en soutane qui impressionne à la fois Hergé et Germaine. Courtisée par Hergé, la jeune femme ne répond pas aux avances du jeune dessinateur, voire se montre dédaigneuse. Elle le trouve gentil, dévoué, bourré de talent, mais rêve d’un homme mûr, dominateur et flamboyant, comme l’abbé, dont elle est la secrétaire. Ou comme Degrelle, dont elle partage les idées dès 1932. Ou encore comme Edgard P. Jacobs, une décennie plus tard. Wallez, qui s’est chargé de former  » spirituellement  » Germaine, jouit de sa dépendance. Entre 1929 et 1932, alors qu’il dessine les premières aventures de Tintin, Hergé passe par des phases de détresse. Amoureux transi, il attendra cinq ans avant de pouvoir prendre Germaine dans ses bras. A plusieurs reprises, il s’est demandé :  » Suis-je fou ? « 

Cette question-là fait-elle écho au comportement de Tintin, qu’on voit en de nombreuses occasions aux prises avec la folie ?

– La hantise de la folie traverse presque tous les albums. Déjà, dans Tintin en Amérique, après l’arrestation d’Al Capone, un policier traite l’audacieux reporter de  » fou dangereux « . Tintin doit fuir pour échapper à l’asile d’aliénés. Dans Les Cigares du pharaon, Siclone, le savant, sombre dans la démence. Dans Le Lotus bleu, Didi, le protecteur et le  » double  » de Tintin, est victime du poison qui rend fou. Tintin, en pleurs, compatit à la douleur de la mère :  » Pauvre… Pauvre maman !  » Une allusion à la situation de la mère d’Hergé, Elisabeth Dufour, frappée par des troubles du comportement, puis par des attaques de démence. Hergé en est très affecté. L’état d’Elisabeth empire à la fin de la guerre, alors qu’Hergé a des ennuis suite à sa collaboration au Soir. Sa mère, internée, est soumise à des électrochocs. Les médecins font semblant de croire à une rémission, mais la famille ne semble pas dupe, si l’on en juge par la façon dont, dans Objectif Lune, Hergé peint les médecins chargés de faire recouvrer à Tournesol la santé mentale. Elisabeth mourra en avril 1946.

Haddock lui-même apparaît comme un fou lors de sa première rencontre avec Tintin.

– C’est un psychopathe irresponsable. Jamais depuis Didi, le fou du Lotus bleu, on n’avait vu dans les aventures un personnage incarnant à ce point la pulsion de mort. Plus tard, une fois cette pulsion dominée, Archibald se conduira en homme, avec les attributs de la masculinité de son époque : les jurons, la vantardise, le côté hâbleur et l’alcool, mais sans éthylisme maladif. Dès lors, Tintin, originellement androgyne, endossera de plus en plus sa part féminine : il se fera discret, observateur, ironique et tendre. Il ne décide plus à tout bout de champ mais veille au grain. Avec Les Sept Boules de cristal, Haddock devient l’image de la réussite : il a de l’argent, mène grand train, se répand en mondanités. Il est le reflet d’un Georges Remi qui a réussi au-delà de ses espérances. Tournesol, lui, permet, surtout dans Objectif Lune, d’illustrer une autre dimension de l’existence d’Hergé, celle de chef d’entreprise, de patron des Studios. C’est grâce aux figures d’Haddock et de Tournesol qu’Hergé finit par sortir de ses crises dépressives des années 1948-1952.

OLIVIER ROGEAU

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