Les ruses du  » Serpent « 

Ce Français de 68 ans, actuellement emprisonné au Népal, a été accusé d’avoir détroussé, et parfois tué, des routards en Asie, dans les années 1970. Portrait d’un homme qui a (presque) toujours su soigner son image et passer à travers les mailles du filet.

D’abord, un surnom :  » le Serpent « . Une appellation reptilienne qui dit à la fois l’art de la fuite et de la séduction, de l’esquive et du poison. Oui, c’est un peu tout cela, Charles Gurmukh Sobhraj : un visage fin, des lunettes de sage, une capacité glaçante à tromper son monde, en particulier les gardiens de prison. Ceux de New Delhi (Inde), où il passa autrefois plus de deux décennies, se souviennent qu’il fut leur prisonnier vedette. Ceux de Katmandou (Népal), où il purge actuellement une peine de vingt années de réclusion, savent qu’avec lui l’histoire n’est jamais vraiment terminéeà

 » Tant que je peux parler aux gens, je peux les manipuler « 

Pour la reconstituer, il faut se méfier d’un écueil : la légende. Dans les archives, les faits, les dates, les noms varient d’une source à l’autre. Avec une certitude, tout de même : c’est à Saigon, l’actuelle Hô Chi Minh-Ville (Vietnam), que tout a commencé. Sobhraj y est né en avril 1944, d’un père indien et d’une mère vietnamienne. Trois ans plus tard, à la séparation du couple, l’enfant reste un temps avec son père à Saigon. Mais celui-ci s’en occupe si peu que sa mère, remariée avec un militaire français, décide de le faire venir en France, pays dont il aura par la suite la nationalité. Mais ce rapprochement n’empêche pas le jeune Charles de connaître une adolescence chaotique de petit délinquant. Premiers larcins, premières condamnations. Dans les années suivantes, il épouse une Française prénommée Chantal et cherche, semble-t-il, à mener une vie  » normale « . Las, il multiplie les combines (vol, falsification de chèquesà) et décide bientôt de s’exiler en Inde avec sa femme. Intelligent, rusé, parlant plusieurs langues, il se lance dans le trafic de voitures volées. Il lui arrive aussi de s’attaquer à des hippies en quête de paradis artificiels et de liberté. Sa méthode ? Séduire, droguer, détrousser.

En 1971, il monte un  » casse  » plus ambitieux. En se présentant comme un directeur de casino, il approche une danseuse du ventre dont la chambre d’hôtel, à New Delhi, est située au-dessus d’une bijouterie. Accompagné d’un complice, Sobhraj la séquestre puis perce un trou dans le plancher afin de s’emparer de diamants. Les deux hommes seront arrêtés, peu après, à Bombay. Mais le Français ne restera pas longtemps en détention : après avoir drogué les gardiens, il s’évade et fuit à l’étranger (Afghanistan, Grèceà). Un parcours jalonné d’autres arrestations, et d’autres évasions.

Alors que Chantal finit par le quitter, le voilà en Inde, où il rencontre, en 1975, une jeune Canadienne, Marie-Andrée Leclerc. Ensemble, ils sillonnent l’Asie, s’adonnant au trafic d’héroïne et de pierres précieuses. C’est aussi cette année-là, en Thaïlande, que leur destin bascule. Sobhraj, qui se trouve alors à Pattaya avec Marie-Andrée et un ami indien, se lie avec une touriste américaine de 18 ans dont le corps sans vie sera retrouvé sur la plage, revêtu d’un Bikini. A la même époque, d’autres routards sont assassinés en Thaïlande, selon un scénario parfois identique. La presse affuble le mystérieux tueur du surnom de  » Bikini Killer « . Pour effacer les traces de ces crimes, il lui arrive de brûler les cadavres.

Pour franchir les frontières, Sobhraj et ses amis utilisent des passeports dérobés à des touristes. Ils retournent à Katmandou, sans savoir que la justice népalaise a enquêté, elle aussi, sur le meurtre d’un couple en décembre 1975. Arrêtés et assignés à résidence, les suspects parviennent à s’échapper. Vers l’Inde, cette fois, où trois autres personnes apparaissent dans leur sillage : un Français, une Anglaise, une Australienne. Le groupe ainsi constitué écume cette région du monde, détroussant d’autres routards. En juillet 1976, ils sont finalement interpellés à New Delhi, après avoir tenté d’empoisonner à la strychnine un groupe d’étudiants français. Etrangement, Sobhraj ne sera jugé que pour tentative de vol et s’en tirera avec douze ans de prison. L’autre Français de la bande est relaxé, l’Anglaise et l’Australienne sont condamnées à six ans de détention. Marie-Andrée, elle, écope de six ans. Par la suite, elle pourra rentrer au Canada, où elle mourra d’un cancer.

Sobhraj est à son aise à Tihar, la prison centrale de New Delhi. Il soudoie ses geôliers afin d’obtenir de l’alcool, des livres, parfois même des femmesà Soucieux de son image, il reçoit des journalistes. Certains, sous le charme, le qualifieront de  » séduisant « . A son biographe Richard Neville, il confie :  » Tant que je peux parler aux gens, je peux les manipuler.  » A propos des crimes dont il est accusé, la même explication revient souvent : les victimes étaient des rivaux dans le trafic d’héroïne.

Le Serpent sait que cet épisode indien ne durera qu’un temps. Un autre pays le réclame : la Thaïlande, où il encourt la peine de mort pour l’affaire de Pattaya, en 1975. En connaisseur du droit indien, il orchestre alors une étonnante évasion en 1986 : lors de sa fête d’anniversaire, il offre aux surveillants des bonbons – ou des pâtisseries ou du raisin, les versions divergent – bourrés de somnifères, et s’éclipse déguisé en policier ! Cette cavale sera de courte durée, il s’en doute, il le souhaite. Arrêté à Goa, il est condamné à dix ans de prison supplémentaires. Sa man£uvre a réussi : entre-temps, la demande d’extradition de la Thaïlande a expiré. Lorsqu’il est libéré, le 17 février 1997, après vingt et un ans passés à Tihar, c’est du côté de Paris, et non de Bangkok, que son sort fait débat : la France, son  » pays « , rechigne à l’accueillir.

Il a enrôlé un avocat sulfureux, Me Jacques Vergès

En attendant d’être fixé sur son sort, Charles Sobhraj conteste la façon dont la presse le dépeint. Interrogé par Le Monde, il lance :  » Ceux qui me décrivent comme le criminel le plus diabolique du siècle ne savent pas de quoi ils parlent. Est-ce que j’ai la tête d’un tueur ?  » Au total, il est tout de même soupçonné d’avoir commis au moins une douzaine de meurtres en Asieà

En avril 1997, c’est en star du crime, narguant la justice et les familles des victimes, que le Serpent débarque à Paris. Prévoyant, il a enrôlé un avocat sulfureux, Me Jacques Vergès, ainsi qu’un agent chargé de négocier ses interviews et les droits d’adaptation à l’écran de sa vie. Six ans plus tard, en 2003, il commet tout de même une erreur : retourner au Népal. Reconnu par un journaliste, il est arrêté dans le casino d’un hôtel de Katmandou. Pourquoi avoir pris un tel risque ? Certains médias assurent qu’il avait divers projets, commerciaux et humanitaires, dans ce pays. D’autres évoquent un voyage lié au tournage d’un film. Toujours est-il que Sobhraj doit répondre du double assassinat commis dans ce pays en décembre 1975. Il a beau clamer son innocence, le verdict tombe : vingt ans.

A bientôt 70 ans, le Serpent n’est plus le saute-frontières d’autrefois, mais il continue de séduire. En 2008, il a épousé en prison la fille de son avocate, une  » jeunesse  » de 22 ans. Aux dernières nouvelles, un film à gros budget reste à l’étude en Indeà

Tout au long de l’été, Le Vif/L’Express consacre une série aux criminels qui, hier ou aujourd’hui, ont marqué l’Histoire. Des portraits tirés du livre de Jacques Expert, Grands criminels de l’Histoire, à paraître à la mi-août.

La semaine prochaine : Harold Shipman.

JACQUES EXPERT ET PHILIPPE BROUSSARD

Il offre aux geôliers des bonbons bourrés de somnifères et s’éclipse déguisé en policier

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