Les racines D’UNE FASCINATION

Degrelle amalgame les mécontents avec un talent déconcertant. Il subjugue avec une maestria qui fait passer son numéro de charme démago pour un jeu d’enfant. C’est précisément cela qui reste inquiétant.

Une gueule, de la tchatche, un look de gendre idéal. Que demande le peuple, sinon d’être charmé jusqu’à se laisser ensorceler ? Degrelle n’a pas 30 ans lorsqu’il est au sommet de son art. Le  » beau Léon  » porte plutôt bien son surnom, toujours élégamment sapé dans ses costumes trois-pièces. Lorsqu’il se rend chez Léopold III en grand vainqueur des élections de 1936, il se fait d’ailleurs remarquer jusque dans son apparence vestimentaire.  » Léon Degrelle entre au Palais en costume clair et col mou, alors que tous les autres appelés se présentent au Roi en vêtements sombres « , commente le comte Capelle, secrétaire du roi. La dégaine est résolument moderne. Il s’en dégage ce que l’on appelle vite un  » Rex-appeal « . Qui fait des ravages. Auprès des femmes, que Degrelle sait faire rire et qui adorent ça. Auprès des jeunes, que séduit ce gars au côté toujours un peu farceur. Sympa, le  » beau Léon « . Surtout face à ces dirigeants d’un autre âge en habits noirs, à la mine austère et bien trop sérieuse.  » Degrelle est un jeune homme énergique dont l’aspect agréable contraste de manière frappante avec celui, plutôt posé, de la plupart des politiciens belges de l’époque « , relève l’historien anglais et biographe de Degrelle, Martin Conway (université d’Oxford),  » son magnétisme personnel, sa convivialité, désarment même les adversaires les plus soupçonneux « .

Séducteur

Degrelle tombe à pic pour toute une jeune génération en quête de repères et de reprise en main. Qui rêve d’un renouveau catholique de la société, d’une  » troisième voie  » mâtinée de pouvoir fort. Le courant passe d’autant plus facilement que le CV de Degrelle lui offre un brevet de respectabilité. N’est-il pas des leurs, ne partage-t-il pas leurs valeurs ? Son biotope, c’est le pilier catholique. Il y bâtit sa montée en puissance.  » Degrelle est un produit presque parfait de la mouvance catholique gagnée par une radicalisation à droite « , relève le politologue Pascal Delwit (ULB).

Il a fait toutes ses classes au coeur de l’Action catholique. C’est sa hiérarchie qui lui a mis le pied à l’étrier en en faisant le chef de la maison d’édition catholique Christus Rex. Un avenir prometteur s’offre à lui : Degrelle passe pour  » un poulain, voire un chef en puissance de la grande famille chrétienne, pointe l’historien Alain Colignon (Ceges). Il conjugue une modernité formelle à une crispation idéologique sur le plan chrétien.  » Et ce cocktail décoiffe.  » Il paraît souffler un vent rafraîchissant, purificateur, juvénile et enjoué sur un système tombé en léthargie « , a pu écrire l’historien Jean Vanwelkenhuyzen. A ce stade, on donnerait presque à Degrelle le bon Dieu sans confession.

Communicateur

Doué d’un sens inné de la publicité, le patron de presse qu’est Degrelle mesure mieux que personne tout le poids d’une force de frappe médiatique.  » Il perçoit qu’il existe une audience substantielle pour une presse catholique populaire « , relève Martin Conway. Il multiplie les publications, la plupart éphémères, mais certaines à gros tirage. Le Pays réel, quotidien, est diffusé à 200 000 exemplaires en semaine. Rex, périodique, sort à 100 000, voire 150 000 exemplaires. Titres vengeurs, éditoriaux enflammés, caricatures mordantes de Jam, le futur Alidor de la feuille satirique Pan : Degrelle bouscule les codes de la presse conventionnelle. Innove dans ce qu’il raffole : frapper les esprits. Le balai devient gadget. Il en équipe les rexistes qui défilent en rue. Il promet d’en faire bon usage dès qu’il sera parvenu dans la cour des grands, pour y liquider tous  » les pourris « .

Beau parleur

Degrelle manie aussi magistralement le verbe lorsqu’il se produit sur scène. La radio est balbutiante, les débats télévisés inexistants, les réseaux sociaux inconnus. Pour  » faire le buzz « , il reste les meetings politiques. Degrelle y excelle dans l’art d’électriser les foules.  » Il inspire une adulation totale à nombre de ses partisans « , observe Martin Conway. Il n’a pas 30 ans quand il tient son premier grand rassemblement, au Cirque royal à Bruxelles. Pour beaucoup, c’est une révélation. Notamment pour le publiciste Pierre Daye :  » Je n’ai assisté à pareil spectacle qu’en Russie et en Allemagne « , témoigne celui qui intègre la garde rapprochée du  » chef  » et prendra la tête du groupe rexiste à la Chambre.

A la tribune, Degrelle est dans son élément,  » il est certainement un des plus remarquables tribuns de sa génération en Europe « , selon Conway. Il subjugue ses auditoires par ses dénonciations passionnées.  » Il est capable, par son verbe coloré, son éloquence grossière et bon enfant à la fois, d’empoigner et de soulever des foules de plusieurs milliers de personnes « , abonde Alain Colignon. Cerise sur le gâteau du marketing politique : cette  » bête de scène  » fait payer les auditeurs qui veulent se délecter de son torrent verbal.

Degrelle capitalise sur tout ce qui passe pour vulgaire et déplacé : gesticuler sur scène, parler haut et fort, ramasser une pensée en slogans et formules percutantes. Il est à des années-lumière de la rigidité et du ton grave de rigueur parmi les élites traditionnelles. Lui, il communie avec son public. Et fait salle comble. Le  » gendre idéal  » n’éveille pas forcément le soupçon. Alain Colignon :  » En 1936 et 1937, Degrelle était le tribun du peuple en bras de chemise.  » Il n’a pas encore ouvertement revêtu les sinistres attributs du fascisme.

Cogneur

Degrelle cartonne parce que Degrelle détonne. Il se pose en  » ange exterminateur de la politique belge « , selon l’expression du journaliste Marc Magain. Sa spécialité : cogner à tout-va, tirer sur tout ce qui bouge. Il y a lui et les autres, lui contre les autres. Degrelle le rebelle. L’homme du  » parler vrai « , qui ose affronter l’establishment, ses  » cumulards et pillards d’épargne  » et leurs multiples collusions politico-financières.

La violence du propos, l’outrance du langage, dégagent une impression inédite de vitalité servie par une formule qui fait mouche et fait date : le  » bankster  » accède au rang de triste célébrité.  » Il emprunte ce néologisme aux socialistes qui l’ont inventé au début des années 1930 « , rappelle Alain Colignon. Le charisme de Degrelle lui donne le retentissement voulu.

Rien de bien neuf, en somme.  » En fait, Degrelle ne dénonçait rien d’extraordinaire : dans de nombreux cas, il s’agissait de pratiques qui paraissaient surtout extraordinairement scandaleuses aux non-initiés, aux victimes de la dépression à qui l’on dévoilait soudain la vérité « , écrit l’historien Jan Crayebeckx (VUB). Le matraquage, orchestré par une presse rexiste à sensation, fait la différence. Degrelle surjoue sur les peurs : du marxisme, de la laïcisation de la société, de la montée du nationalisme flamand. Bref, du lendemain.

Rassembleur

Lorsque Degrelle se lance en politique en solitaire, après que la famille catholique eut rompu les amarres pour incompatibilité de vision, de langage et de méthode, un vaste marché lui tend les bras. Les nombreuses victimes de la grosse dépression des années 1930 ont gonflé les rangs des râleurs, frustrés, dégoûtés. C’est tout  » un pays réel  » qui grogne contre  » le pays légal « . Degrelle peut ratisser large : vétérans de 14-18 dépités, patriotes de droite exaltés, commerçants aux abois, catholiques autoritaires, professions libérales désabusées. Ils n’ont aucun mal à se reconnaître dans ce jeune homme issu de  » la classe moyenne bourgeoise bien-pensante de l’époque « . Ses admirateurs n’ont rien de têtes brûlées, sont loin d’être politiquement incultes ou d’afficher des penchants ouvertement fascistes.

 » Rex tire davantage sa force électorale de boutiquiers en colère que des chapelles d’extrême droite « , souligne Alain Colignon.  » Le succès du parti reposait pour une grande part sur un malentendu. Somme toute, le nombre de fascistes convaincus n’était pas, avant 1940, dans notre pays, aussi important que ne pouvait le laisser supposer le nombre de sièges obtenus par Rex en 1936 « , selon Jan Craeybeckx. Rex, fourre-tout de la protestation, suffit au bonheur fugace d’une masse d’électeurs plus soucieux de stabilité que d’agitation. Ce qu’ils attendent de Degrelle, c’est qu’il secoue le cocotier pour corriger le régime, sans le tuer.

Hâbleur

Lui au pouvoir ? Du vent. Degrelle et Rex n’ont rien d’autre à offrir que la fumeuse promesse de  » balayer les pourris « , de faire table rase d’un Etat vermoulu et corrompu. Un programme, ça ? Degrelle en fait le cadet de ses soucis.  » Les programmes, c’est de la blague. Ce qu’il faut, c’est faire se dresser dans le pays des hommes forts et rudes, clairvoyants et créateurs. Le voilà, notre programme « , écrit-il dans une de ses publications, Vlan.

Prôner le retour aux vertus de la famille et du travail, appeler au redressement physique et moral de la nation, dénoncer les malfaisances d’un hypercapitalisme prédateur : maigre vision.  » Degrelle n’a pas de programme économique, en dehors de sa dénonciation d’un complot politicien responsable de la dévaluation de 1935 « , observe Martin Conway. Le projet rexiste tient en  » un mélange boiteux de moralisme catholique et de démagogie poujadiste « . Pur bluff. L’aimable plaisanterie n’a qu’un temps. Le fanfaron lasse vite son public. Il ne fait plus rire grand monde quand les masques tombent, que les liaisons dangereuses du rexisme avec l’Allemagne hitlérienne ou l’Italie fasciste affleurent à la surface et que la rhétorique se fait fascisante. Le début d’une autre sombre histoire.

Degrelle. Les années de collaboration, par Martin Conway, éd. Quorum, 1994. Léon Degrelle. Un tigre de papier, par Marc Magain, éd. D. Hatier, 1988. La Belgique politique de 1830 à nos jours, par Jan Craeybeckx et Els Witte, éd. Labor, 1987.

PAR PIERRE HAVAUX

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