Les oubliés du cyclone

La junte s’en désintéresse, et rares sont les ONG encore présentes : un an après Nargis, les villageois du delta de l’Irrawaddy ne comptent plus que sur eux-mêmes pour rebâtir leurs vies dévastées.

de notre envoyée spéciale

Chaque soir, quand l’obscurité fond sur le village d’A Thone (1), dans le sud de la Birmanie, l’angoisse étreint les habitants, blottis sous les toits de palmes. Le souvenir de la nuit funeste du 2 au 3 mai 2008, quand le cyclone Nargis a frappé par surprise, hante toujours les mémoires. Le monstre furieux avait laissé dans son sillage près de 140 000 morts et disparus. La pire catastrophe naturelle de l’histoire du pays. Nombre de Birmans sont persuadés que ce phénomène hors normes va se reproduire avec le retour, à la fin de mai, de la saison des pluies. Les familles modestes d’A Thone le croient aussi. Les paysans mènent, comme d’habitude, des buffles à la pâture. Leurs enfants s’ébrouent en sortant, luisants, d’un bain dans la rivière. Mais la peur grimpe à mesure que l’échéance approche. Sous cette dictature militaire où les citoyens n’attendent plus rien de leurs dirigeants, la menace se conjure, comme souvent, par la plaisanterie. Le chef de la communauté locale, un agriculteur à peine plus aisé que les autres, se serre avec les siens dans un logement mieux charpenté qu’avant, mais deux fois plus petit. Au mur, la photo plastifiée de son père, victime de Nargis. Avec les gestes pesés d’un dignitaire, l’homme au visage grêlé lève l’index, dessine une spirale dans les airs et glisse, blagueur :  » Cette fois encore, les maisons vont voler. « 

Dans les terres basses du delta de l’Irrawaddy, vaste comme deux fois la Flandre, les cahutes rapiécées avec les bâches de l’aide humanitaire sont plus vulnérables que jamais. Certes, le pire n’est pas sûr. Mais 2,4 millions de survivants se retrouvent bel et bien livrés à eux-mêmes pour affronter le déchaînement imminent de la mousson. De nombreuses ONG plient bagage. Quant aux autorités, elles ont carrément passé sous silence la date anniversaire du 2 mai. Dans une région jugée non stratégique, sans jade, ni pétrole, ni bois précieux, ce manque de considération ne surprend personne. La population laborieuse des riziculteurs et des pêcheurs, trop occupée à survivre pour menacer le pouvoir, n’a jamais connu autre chose que l’autarcie. Elle compte uniquement sur ses propres forces pour reconstruire une vie semblable à celle d’avant. La peur en plus.

La junte a évité toute commémoration et se serait bien passée, aussi, de reportages. Ces dernières semaines, les autorités ont rétabli les contrôles sur les routes reliant Rangoon, la capitale économique, à la région du delta. Le journaliste étranger doit user de subterfuges pour franchir le check-point puis rouler jusqu’au petit port fluvial de Pyapon, avant de grimper à bord d’une pirogue au moteur capricieux et de rejoindre, en une heure, un village semblable à tant d’autres, sans eau courante ni électricité. A Thone : 27 victimes, 1 198 rescapés. Il y a un an, le cyclone soufflait les maisons sur pilotis comme des fétus avant de noyer habitations et rizières sous 3 mètres d’eau salée venue de l’océan Indien. Les malheureux qui avaient échoué, faute de pont, à rejoindre le monastère bâti en dur sur l’autre rive, ont péri. Aujourd’hui, c’est au tour des hommes de reprendre leurs droits sur la nature. L’étroite digue de terre tenant lieu d’artère principale a été restaurée et un grand nombre de maisons, remises sur pied. Mais les apparences d’un retour à la normale sont trompeuses. Les outils de travail manquent. Les pêcheurs doivent se prêter les trop rares bateaux. Pour les labours, il ne reste qu’un buffle sur quatre. Et les villageois craignent autant de tomber entre les mains d’usuriers que de subir à nouveau les colères du ciel.

Cet après-midi-là, le chef a traîné dehors un énorme mégaphone, branché sur batterie, pour procéder à la toute dernière distribution de vivres fournis par le Programme alimentaire mondial (PAM). A l’appel de leur nom, les familles défilent pour récupérer un bidon d’huile, un sac de riz ou de haricots. Chacun doit maintenant vivre sur ses réserves. Dans cette partie du delta, le taux de sel a diminué dans les champs et les récoltes se sont améliorées. Du coup, l’agence des Nations unies a réduit la voilure, passant de 350 000 à 250 000 bénéficiaires pour l’ensemble de la région. Même situation du côté des ONG. Le Groupe de recherche et d’échanges technologiques (Gret, une ONG française), par exemple, s’est chargé d’aider des paysans sans terre à reprendre l’élevage des porcs et des canards là où le cyclone les a décimés. Ce soutien prend fin ce mois-ci.

A l’image de toute la contrée, A Thone renoue avec la solitude, compagne historique et familière. Des aides du gouvernement ? La question, adressée aux hommes du village, provoque des sourires ironiques.  » Les militaires sont venus deux fois, au début, pour distribuer du riz et des vêtements, indique l’un d’eux. On ne les a plus revus par la suite.  » Des travailleurs humanitaires ? Le chef feuillette le cahier à couverture plastifiée qui tient lieu de registre d’état civil. La liste des morts de Nargis, d’abord. Les visites et les promesses des donateurs, ensuite.

Mais, pour les semaines à venir, la page est vierge. Seuls les passages réguliers d’une infirmière birmane de Médecins du monde sont programmés, jusqu’à la fin de l’année. La jeune femme s’emploie à former deux volontaires aux premiers soins, comme reconnaître les symptômes du choléra ou de la dengue. L’expérience porte, au total, sur 105 villages. Avec l’espoir d’améliorer l’espérance de vie, limitée à 63 ans en Birmanie selon des statistiques officielles américaines, mais aussi la mortalité infantile, l’une des plus élevées en Asie du Sud-Est.

La modernité a pourtant fait irruption à A Thone, sous la forme d’un pont suspendu, solidement amarré par des filins d’acier. L’ouvrage d’art s’élance, incongru, entre les pontons de bambou branlants. C’est l’£uvre d’un bienfaiteur occidental, dit  » Toni le Suisse « . Depuis trente ans, Toni Rüttimann sillonne la planète pour y construire, avec les plus pauvres, des passerelles confectionnées à partir de câbles de récupération. Fort de ses 400 réalisations, l’aventurier s’est porté au secours de la région dévastée par Nargis. Et a résolu le drame d’A Thone, où le monastère bouddhiste, seul refuge en cas de menace, était inaccessible à pied. Désormais, les deux pylônes du pont peints d’un bleu vif signalent, telle une issue de secours, le chemin à suivre pour sauver sa peau. De fait, les Birmans risquent d’attendre encore la construction de véritables abris anticycloniques, ces bâtiments à deux étages érigés par centaines sur la côte voisine du Bangladesh. Le quotidien gouvernemental, La Nouvelle Lumière du Myanmar (nom officiel de la Birmanie), mentionne seulement cinq refuges de ce type, toujours en chantier.

Pour se protéger d’un nouveau cataclysme, la parade la plus efficace est encore de se procurer un poste de radio – un luxe dans le delta. Question information, la junte semble prête à rompre avec ses anciens errements. Quand Nargis s’était formé au-dessus du golfe du Bengale, les météorologues indiens avaient prévenu le gouvernement birman, qui s’était fendu de bulletins minimisant le phénomène.  » Un mensonge d’Etat révélateur de l’incurie du système « , dénonce le journaliste belge Thierry Falise, dans sa chronique d’une catastrophe annoncée (2). Par la suite, le régime s’est engagé à diffuser sur les ondes de véritables messages d’alerte. Parole tenue, le 17 avril, avec l’annonce du cyclone Bijli. De nombreuses familles, paniquées, ont d’ailleurs envoyé enfants et personnes âgées chez des parents résidant le plus loin possible à l’intérieur des terres. Finalement, la tempête s’est déployée plus au nord.

A Pyapon, une ville moins exposée, un vieil homme a justement trouvé asile chez sa nièce. Sur la route longeant le cimetière chrétien, il s’avance d’un pas lent mais déterminé, pesant à peine sur sa canne. Sa haute stature, son visage parcheminé et impassible inspirent le respect. Sa tenue, pourtant, détonne. Il porte un tee-shirt avec le logo d’Unicef par-dessus son longyi, le long pagne traditionnel birman. L’explication tombe sans qu’on l’ait même demandée.  » Le camp de réfugiés « , articule-t-il en pointant le sigle. Issu d’une minorité ethnique de religion chrétienne, les Karen, le promeneur se range, à 87 ans, parmi les miraculés. Il vivait en effet dans un village du bord de mer, aspiré par l’£il du cyclone, où peu de Birmans de son âge ont survécu.  » Je me suis accroché pendant des heures aux branches d’un arbre en attendant que l’eau redescende « , raconte l’ancêtre sans s’émouvoir. Dans son poing serré, un petit transistor donné par les responsables du camp, inquiets de son état extrême d’anxiété.  » Je ne m’en sépare jamais « , affirme-t-il. Un simple appareil sur piles pour unique bouclier contre la violence des éléments…

(1) Pour la sécurité des villageois, le nom a été modifié.(2) Le Châtiment des rois. Florent Massot, 252 p.

emmanuelle triolet

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