» Les Occidentaux ont réussi à s’émanciper de la logique du groupe « 

Auteur prolifique et protéiforme (essais, livres d’entretien, scénarios de bandes dessinées, romans, pièces de théâtre, documentaires, etc.), toujours à la pointe de l’actualité, courtisé par les médias qui raffolent de sa tête de baroudeur mystique, le Français Frédéric Lenoir, 47 ans, expose dans Socrate, Jésus, Bouddha (Fayard) les plus belles pièces de son butin spirituel. Ses trois maîtres de vie ont placé l’  » être  » avant l’  » avoir  » et inventé une méthode de libération intérieure qui a fortement influencé l’humanité. Sans nier leurs différences ni leur soumission relative à un ordre social (Socrate et Bouddha ne sont pas d’ardents féministes), le philosophe-journaliste les présente avec une fraîcheur et un enthousiasme tels qu’ils en paraissent neufs, prêts à susciter de nouvelles vocations.

Le Vif/L’Express : Votre découverte de Socrate, Bouddha et Jésus a été déterminante dans votre vie. Comment cela s’est-il passé ?

Frédéric Lenoir : J’ai eu beaucoup de chance. J’avais des parents qui s’intéressaient aux mondes de la pensée et des civilisations. Quand j’ai eu 14 ou 15 ans, mon père m’a donné à lire le Banquet de Platon, lecture suivie par celle de l’ Apologie de Socrate et des autres dialogues. Ce fut le premier choc. J’étais taraudé par les questions existentielles que Socrate soulève, mine de rien, chez ses interlocuteurs. Et sa réponse – il faut mener sa vie à partir de la connaissance de soi-même – a été essentielle pour moi. Ensuite, j’ai continué à m’intéresser aux spiritualités, toujours sans passer par la religion. J’ai découvert Bouddha à travers des livres, dont le Siddharta de Hermann Hesse, et il m’a captivé pendant plusieurs années. J’ai été en Inde. Un lama tibétain m’a appris à méditer. Je cherchais un sens à ma vie… A l’âge de 19 ans, je suis tombé par hasard sur l’Evangile de saint Jean et j’ai été bouleversé par la personnalité de Jésus.

Mes parents étaient catholiques, mais des chrétiens sociaux, plus orientés vers les autres et vers la solidarité ( NDLR : le père de Frédéric Lenoir a été secrétaire d’Etat à l’Action sociale sous Valéry Giscard d’Estaing) qu’inspirés par une mystique. Dès que j’ai été en âge de choisir, à 12 ans, je n’ai plus été à l’église. J’étais devenu, non pas antireligieux, mais plutôt anticlérical, par rejet des dogmes et de l’institution. Dans l’Evangile de saint Jean, j’ai pris la mesure du décalage entre les paroles de Jésus, qui libèrent l’individu en le responsabilisant, et le discours moralisateur de tant de chrétiens, qui enferment l’individu en le culpabilisant. A l’âge de 20 ans, ma synthèse était faite, entre Socrate, Bouddha et Jésus.

Dommage qu’en perdant la culture du livre les jeunes ratent de telles ouvertures…

De fait, je suis né dans un milieu où le livre était le média principal. Mes rencontres ont eu lieu grâce aux livres, et non par Internet. A moins d’avoir des parents ou des enseignants qui vont inciter les jeunes à lire, la question de la transmission de la culture est préoccupante… C’est la raison pour laquelle mon livre est très accessible et parsemé de citations, pour donner aux lecteurs l’envie d’aller aux sources. Et, visiblement, c’est une méthode qui convient. Deux mois après sa sortie, le livre s’est déjà vendu à 50 000 exemplaires en France, et pas seulement via les librairies, mais aussi dans les grandes surfaces, les gares, etc., ce qui montre qu’il y a un besoin de repères et de spiritualité au-delà des dogmes religieux chez un grand nombre de personnes et qui ne sont pas forcément des lecteurs habituels d’essais.

N’y a-t-il pas un paradoxe dans la façon dont une partie du monde considère la civilisation occidentale, alors que deux de ses inspirateurs, Socrate et Jésus, sont à l’opposé de tout esprit de matérialisme ou de domination ?

C’est encore le décalage entre la parole et les actes… Pendant huit ans, l’administration Bush s’est réclamé des droits de l’homme et des valeurs de liberté. Bush a fait étalage de sa religion chrétienne, alors même qu’il faisait la guerre en Irak pour des raisons économiques et qu’il a laissé pourrir le conflit israélo-palestinien, ce qui a profondément choqué les pays musulmans. Ce contre-témoignage flagrant est emblématique de ce qui se passe généralement entre l’Occident et le reste du monde. Mais il ne faut pas sous-estimer la part de ressentiment et de jalousie qui entre aussi dans les critiques. C’est, en effet, grâce à leurs valeurs grecques et chrétiennes que les Occidentaux ont réussi à s’émanciper de la logique du groupe, qu’ils ont conquis la liberté de penser, de s’exprimer et qu’ils se sont si bien développés sur le plan économique et industriel.

Que doit-on à Socrate et à Jésus ?

Le libre arbitre qui est au c£ur de leur philosophie a libéré l’individu du poids de la tradition et encouragé l’esprit d’entreprise puisqu’il y est fait appel à la responsabilité des individus. La notion de progrès fait également partie de leur legs. Dans presque toutes les autres civilisations, l’âge d’or constitue un moment fondateur inégalable, qui leur fait regarder le passé, alors que la civilisation juive, grecque et chrétienne est tournée vers l’avenir. L’éthique du libre arbitre et du sentiment de responsabilité envers autrui implique l’égalité de tous les êtres humains, une notion qui va être laïcisée par les Lumières. La devise française Liberté, Egalité, Fraternité n’est que la transposition du message chrétien, débarrassée de ses oripaux cléricaux et du contre-témoignage que furent des épisodes tels que l’Inquisition ou les guerres de Religion. Le philosophe Kant a donné ensuite une portée universelle à ce message en l’appuyant sur la Raison.

Tels que vous les présentez, ces trois hommes ne disent rien de ce que devrait être l’articulation entre leur philosophie et la collectivité. Ils n’offrent aucun modèle de vie en commun…

Aucun des trois n’a cherché à créer un système politique clés en main. La seule révolution qu’ils prônent est la révolution intérieure. On a vu ce qu’ont donné les grandes idéologies du xxe siècle… Le communisme, privé de l’adhésion populaire, n’a tenu que par la force. Dès lors, il faut responsabiliser les individus, en espérant que chacun à sa place agira pour le bien commun. Qui nierait que de grandes institutions, comme les ONG, l’Union européenne, les Nations unies, etc., ont été créées par des individus éclairés par leurs convictions profondes, voire guidés par leur foi ? Tout repose sur l’éducation à l’égalité, à la justice, à l’amour…

Justement, avec cette remise au goût du jour des inclinations religieuses, certains dirigeants n’en font-ils pas un peu trop en exhibant les leurs ?

C’est vrai. Je constate que des hommes politiques comme Tony Blair ou Nicolas Sarkozy, des chefs d’entreprise, des universitaires, des scientifiques abordent ces questions librement, alors qu’on les aurait trouvées du plus mauvais goût il y a quelques années seulement. Cependant, je pense que ces professions de foi doivent être maniées avec prudence par les hommes politiques, car une partie de la population pourrait s’en sentir exclue. Nicolas Sarkozy a été trop loin lorsque, en Arabie saoudite, il a déclaré que  » Dieu libérait le c£ur de l’homme « , qui est littéralement une parole du Christ.

A travers vos multiples projets éditoriaux, comme l’Encyclopédie des religions (Bayard) ou Le Monde des religions, qui fait partie du groupe du journal Le Monde, vous contribuez à la diffusion d’un savoir religieux. N’encouragez-vous pas ainsi un trait bien contemporain qui consiste à picorer dans toutes les traditions religieuses ?

On est passé d’une société traditionnelle à une société laïque, qui autorise le pluralisme religieux. Cela oblige les gens à se poser plus de questions, ce qui est très positif. Avant, quand les gens allaient à l’église par conformisme social, ils se sentaient bien souvent dispensés de la spiritualité. Or, pour Socrate, Jésus et Bouddha, la spiritualité est avant tout une affaire personnelle et non un rituel social. Le revers de la médaille, c’est le risque de superficialité, de tout mélanger sans s’engager dans un chemin précis. Le défi de ma modernité spirituelle, c’est d’être à la fois tolérant, ouvert et enraciné.

Chaque époque relit ses classiques avec le bonheur toujours renouvelé d’y découvrir de la modernité. C’est le cas de vos trois maîtres à vivre ?

Et l’on s’étonne de les découvrir modernes ! Comme si notre société n’était pas précisément le fruit de leur  » modernité  » ! Pourquoi nous touchent-ils encore aujourd’hui ? Parce qu’ils ont mené tous les trois une vie exemplaire et qu’ils ont mis en pratique leurs paroles. Encore aujourd’hui, ça leur assure un succès universel, notamment auprès des jeunes qui accordent beaucoup d’importance au témoignage. Dans nos systèmes démocratiques, l’égalité dont ils parlent, à des degrés divers, nous paraît d’une telle évidence… Mais elle était révolutionnaire, à l’époque, et elle le demeure encore dans d’autres aires de civilisation.

J’ajouterai, à cause du Bouddha, une modalité particulière de la modernité, qui est la psychothérapie. Toujours pragmatique, le sage indien recommandait d’expérimenter toute chose par soi-même et d’y prêter la plus grande attention. Cette expérience intérieure peut conduire au bonheur, un bonheur stable qui, chez le Bouddha, est synonyme d’absence de désir et de souffrance. Si vous vous attachez à quelqu’un ou à quelque chose, vous allez souffrir, prévient-il. Il faut aimer tout en étant détaché. C’est un chemin très exigeant, qui est récompensé par une forme supérieure de réincarnation, voire, pour les plus évolués, par le nirvana, la fin du cycle des réincarnations. Nos contemporains ne sont pas prêts à un tel détachement ! La modernité de Socrate, c’est la Raison. Ses choix éthiques sont fondés sur un discours rationnel. Quant à Jésus, il parle de l’amour d’une façon qui nous bouleverse encore 2 000 ans après. Cela n’a rien d’étonnant car, d’après les enquêtes internationales d’opinion, l’amour est la valeur suprême des humains, suivie de la liberté.

Qui, le cas échéant, auriez-vous choisi comme quatrième  » maître à vivre  » ?

Confucius, parce qu’il défend, lui aussi, des valeurs de justice, d’équité, de recherche de vérité, de compassion… Mais ce n’était pas possible de le joindre à mon trio car, dans la culture chinoise, l’individu est subordonné à sa communauté. Confucius considère que le groupe et ses traditions sont plus importants que l’individu, alors que le christianisme, selon la formule du philosophe Marcel Gauchet, est la  » religion de la sortie de la religion « .

 » Tout repose sur l’éducation à l’égalité, à la justice, à l’amour… « 

Modernes, Socrate, Jésus et Bouddha ?  » Comme si notre société n’était pas précisément le fruit de leur modernité ! « 

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