Les morts se font entendre

Mis en cause par l’ONU pour des massacres commis au Congo, le régime rwandais voit son image se ternir davantage. Le passé finira-t-il par rattraper le président Kagame ?

La fin d’un régime intouchable ? Depuis qu’un rapport provisoire de 560 pages du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU a  » fuité  » dans la presse, le Rwanda est à nouveau montré du doigt. Ce document, dont Le Vif/L’Express avait annoncé le caractère explosif (2/7/2010), fait l’inventaire de quelque 600  » incidents violents  » au Congo entre 1993 et 2003, et pointe l’ensemble des belligérants qui s’y sont affrontés, soit huit armées et 21 factions rebelles. Mais c’est le Rwanda qui reçoit en pleine figure l’accusation à peine voilée de  » génocide « , alors qu’il se pose en victime de l’unique génocide qu’il reconnaisse, celui des Tutsi en 1994. Ce sera toutefois à la justice de se prononcer définitivement, tient à préciser le rapport.

La plupart des violations recensées datent de la première guerre dans l’ex-Zaïre, de 1996 à 1998. C’est l’époque où l’armée de Paul Kagame, qui a pris le pouvoir au Rwanda après avoir mis en fuite les génocidaires, et la rébellion tutsi de l’Alliance des forces démocratiques de libération du Congo (AFDL), dont Laurent-Désiré Kabila était le porte-parole, décident de liquider les camps de réfugiés rwandais dans l’est du Congo. But officiel : déloger les génocidaires et rapatrier les autres. Mais cela tournera au massacre à grande échelle. Les enquêteurs affirment que les  » attaques systématiques et généralisées  » perpétrées par les troupes rwandaises contre les réfugiés hutu  » révèlent des éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de génocide « .

Les faits sont connus dans les grandes lignes depuis 1997. On parlait déjà à l’époque d’attaques contre des camps de réfugiés, d’aide humanitaire bloquée ou utilisée comme appât, d’éliminations systématiques. Les diplomaties européennes étaient au courant, mais trop contentes de voir Mobutu tomber de son socle, et gênées de n’avoir rien fait pour empêcher le génocide, elles se gardaient bien de dénoncer Kagame, le nouveau maître du Rwanda, d’autant qu’un million de Rwandais étaient entre-temps rentrés au pays. En Belgique, une polémique éclate la même année lorsque le secrétaire d’Etat à la Coopération Reginald Moreels (CVP) affirme que les rebelles tutsi opèrent un véritable  » contre-génocide « , des propos jugés révisionnistes dans les milieux des rescapés.

A l’époque, l’ONU avait déjà voulu enquêter. A l’issue de tractations serrées, Laurent-Désiré Kabila (père de l’actuel président) avait fini par accepter une mission d’enquête menée par le rapporteur spécial Roberto Garreton, mais en en délimitant strictement le champ d’investigation. Kabila était en fâcheuse posture : des massacres ont été commis à son insu, mais sa position lui imposait de couvrir ses officiers, rwandais pour la plupart. Cela n’empêchera pas la commissaire européenne Emma Bonino de traiter Kabila de  » boucher « , et d’avancer le chiffre de 200 000 Hutu volatilisés.  » Deux ou trois mois après, on en a retrouvé un grand nombre massacrés dans les forêts au sud de Kisangani « , rapporte Marti Waals, de l’ONG Memisa [voir interview ci-contre].

D’incidents en obstructions, l’enquête n’aboutira jamais à des sanctions, d’autant que la deuxième guerre éclate le 2 août 1998. Débarrassé de ses protecteurs rwandais, Kabila a finalement lâché le morceau :  » Ce n’est pas nous qui avons autorisé ces massacres, nous n’étions même pas informés, a-t-il déclaré au Soir en novembre 1998. Les victimes se comptaient par milliers. Jamais nous n’aurions imaginé que ces gens puissent être si cruels, si sanguinaires, c’était révoltant. Nos compatriotes étaient bouleversés parce qu’on leur demandait même d’aider les militaires, de mettre les corps dans des sacs, de les jeter dans les charniers. Ils devaient promettre de ne pas révéler où on les avait enterrés. « 

Aujourd’hui, on comprend mieux pourquoi le Rwanda a tout tenté pour éviter la publication du document, jusqu’à menacer de retirer ses 3 600 Casques bleus du Soudan. Kigali justifie sa présence passée au Congo par un  » droit de poursuite « , dicté par le fait que l’ONU a fait tous les mauvais choix en 1994. Non seulement elle n’a pas réussi à empêcher le génocide au Rwanda, mais elle a laissé des camps de réfugiés se former à sa frontière. Ceux-ci étaient devenus de dangereux abcès à cause de la présence de génocidaires mélangés aux réfugiés. Enfin, Kigali voit dans la parution du document un prétexte pour détourner les regards de la récente affaire des 170 femmes violées par des rebelles rwandais au Congo… alors que les troupes de l’ONU étaient à deux pas.

Face aux initiatives pour étouffer le rapport, la haut- commissaire Navanethem Pillay (une Sud-Africaine qui a également présidé le Tribunal pénal international sur le Rwanda) a sans doute été tentée de  » sauver  » son texte de la raison d’Etat en en livrant une version non expurgée. A Kinshasa, certains se réjouissent de voir le Rwanda enfin épinglé, mais d’autres se seraient volontiers passés de cet inventaire macabre. La réconciliation est en marche entre les deux capitales, et le document pourrait avoir un effet déstabilisateur. Il risque aussi de jeter une lumière crue sur les complicités nouées par Kabila père, tout comme sur les responsabilités de son fils Joseph, l’actuel président, tandis que se profilent les élections de 2011.

FRANçOIS JANNE D’OTHéE

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