Les morts de Rome

Le titre de cette chronique est aussi celui d’une nouvelle – présentée comme une « ébauche de scénario » – de la plume de Pier Paolo Pasolini qui, comme on sait, nourrissait l’art du cinéaste à celui du conteur et du poète. Et réciproquement. Ce choix n’est pas gratuit. Parce que Lapidation, le dernier roman d’Alain Absire, n’est certes pas chiche en cadavres éparpillés dans la capitale italienne, mais aussi parce qu’il s’ouvre sur un texte extrait de Théorème. Et qui annonce d’emblée l’extrême et riche ambiguïté de ce récit plein de violence, de sang et de sperme, mais aussi de tendresse, de mélancolie et de raffinement. Cette exergue en livre également une des clés majeures en associant l’horreur d’un « hurlement terrible » au point de défigurer un visage « qui est alors pareil à la gueule d’un fauve » au sentiment « joyeux » d’un retour à l’enfance.

L’ombre du cinéaste italien confirme son omniprésence dès les premières pages du roman, où l’on voit deux jeunes garçons enlacés dans une cabine de la plage d’Ostie, rossés et violés par les deux hommes qui ont surpris leurs ébats. Ainsi, le récit prend racine dans les parages mêmes du lieu où Pasolini, l’artiste à la fois porté et tourmenté par son homosexualité, fut sauvagement massacré par des inconnus. Cette scène de violence ne sera pas sans conséquences sur le destin de ses protagonistes: les deux collégiens et leurs agresseurs. Ceux-ci, le « Zébré », poète et musicien à la petite semaine, et « Pinocchio », un bancroche fellinien nanifié par un accident de voiture, font tous deux métier de la découpe de viande. Mais quel lien peut-il y avoir entre ces faits-là et les crimes en série qui terrorisent les Romains et exaspèrent d’autant plus la police qu’ils sont à la fois atroces, commis dans des églises et avec une théâtralité satanique qui confine au lyrisme? Les premières victimes sont un vieux prêtre éviscéré dont on a bardé le coeur de fils barbelés, un séminariste saigné à blanc et un autre prêtre brûlé vif au chalumeau avant d’être égorgé. Chacune de ces mises en scène et celles d’autres crimes – lapidation, éventration d’un enfant, etc. – évoquent un texte ou une oeuvre d’art religieux. On n’ira pas plus loin dans l’inventaire calamiteux auquel est confronté le commissaire Gaspare Castruccio qui, flanqué d’une profileuse plus ou moins inspirée, explore la piste d’un collège religieux où ont séjourné plusieurs des victimes. Absire se gardera toutefois de débrouiller ce sac de noeuds à la faveur du coup de théâtre dont la tradition du « tueur en série » est friande. C’est peu à peu que l’auteur des crimes – qui s’autoproclame « l’Ange gardien » – émerge de son anonymat comme la vérité douloureuse et contradictoire d’un être – si assuré qu’il puisse paraître – remonte tant bien que mal à la surface de sa propre conscience. Contradiction, ambiguïté, paradoxe… Il semble que ce soient bien les maîtres mots de ce roman qui, au-delà de l’énigme, joue magistralement sur ce registre. C’est la beauté du diable que célèbre, non sans un certain recul casuistique, l’abbé Grotti, un prêtre finaud interrogé par Castruccio, en citant Baudelaire (« Le plus parfait type de Beauté virile est Satan ») ou Les Chants de Maldoror (et pour cause). La beauté encore… Elle sera évoquée à l’ombre de Rilke comme « le commencement du terrifiant ». Et pourquoi ne pas voir le crime comme seul assouvissement d’une insatiable commisération, qui se mesurerait à l’aune de l’horreur déployée, et englobant le principe même de la vengeance ou de la justice comme l’image de Dieu contiendrait aussi celle de Satan? « L’Ange gardien » deviendrait l’ange exterminateur, considérant, dès lors, comme le suggère Grotti, que « la cruauté est une marque de génie autant que d’honnêteté ». On connaît la constance avec laquelle, au fil d’une oeuvre abondante, l’auteur puise dans l’héritage de la religion et exploite avec subtilité ses fièvres et ses illuminations. Ce qui d’ailleurs, comme il l’a dit naguère, a pu contribuer à lui établir une « réputation (joyeusement fausse) de mystique tourmenté ». Sans doute faut-il voir davantage dans ce choix l’approche idéale pour explorer d’un extrême à l’autre la complexité de la nature humaine et le spectre de ses splendeurs et de ses misères.

Contradiction, confusion des sentiments… Au-delà des hyperesthésies mortifères de « l’Ange gardien », Absire les débusque dans la plupart des personnages de ce roman « palpitant » – au sens propre – comme la vie elle-même. A commencer par Castruccio, le flic de service mal dans sa peau, qui s’évertue à reconquérir l’amour d’une épouse désenchantée tout en quémandant les faveurs d’une maîtresse devenue réticente et elle-même en proie à des pulsions antagonistes. Et que dire, par contre, de l’infinie tendresse dont le boucher « Pinocchio », l’odieux bourreau de la plage d’Ostie, entoure son fils et sa femme?

Bien entendu, on retrouve aussi, dans ce roman de violence, la passion amoureuse d’Absire pour Rome que l’on parcourt, de quartier en quartier, en suivant, à la suite de Castruccio et de sa profileuse, la piste sanglante laissée par « son » assassin. On n’oublie pas non plus que l’écrivain Absire fut autrefois acteur et l’on imagine le plaisir – pour ne pas dire la joie enfantine – que l’homme de spectacle, peut-être accompagné une fois encore de l’ombre de Pasolini, a pu éprouver à se promener dans Cinecittà, que ce récit mobilise avec efficacité et rouerie. On ressent d’ailleurs, à cette lecture, au-delà de la fascination, la sourde inquiétude suscitée par la promiscuité de ces décors en pagaille où le faste des palais peut côtoyer les « rues pouilleuses d’un Manhattan déversoir de toute la pauvreté du monde », sans parler d’une vision très particulière de l’enfer que, chemin faisant, une créature d’Absire nous propose. Voilà qui, du coup, nous remet dans le droit fil du roman et restitue un chaos de représentations où l’artifice rejoint les émotions les plus authentiques et qui n’est pas sans évoquer celui de l’âme humaine.

Lapidation, par Alain Absire. Fayard, 304 p.

DE GHISLAIN COTTON

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