Les métamorphoses du jeu vidéo

En adoptant à l’unanimité la vente en ligne, le secteur du jeu vidéo tourne une page de son histoire. Une première aux conséquences indirectes insoupçonnées. Entre renouveau créatif, levée de boucliers du commerce classique et concurrence à iTunes. Analyse.

Une ambiance de festival rock flottait sur la Gamescom 2009 de Cologne, le week-end du 22 août dernier. Les adeptes du joystick avides de nouveautés réunis pour cette grand-messe européenne du jeu vidéo évoluaient entre un camping en plein air planté aux abords de l’événement, une affiche exhibant les mains en corne de diable d’un public et la présentation de nombreux jeux musicaux dont The Beatles : Rock Band. Bien plus que la nouvelle PlayStation 3 de Sony ou Fable 3, jeu d’aventure social hyper-réaliste de Lionhead Studios, le salon aux 245 000 visiteurs célébrait le succès du jeu vidéo comme nouveau canal de vente pour la musique dématérialisée. Préférant The Beatles : Rock Band (voir le numéro spécial de Focus la semaine prochaine) à iTunes, Apple Corp. lâche en effet une partie du catalogue des Fab Four en format numérique téléchargeable. Une première. Et une révolution parmi d’autres que le medium vidéoludique traverse cette année, sur fond de doutes liés à la crise économique.

La sortie de The Beatles : Rock Band ce 9 septembre cristallise le succès de la série Rock Band, ce karaoké instrumental frère ennemi de Guitar Hero. Proposant de télécharger directement sur console de salon des centaines de titres à interpréter  » comme en vrai « , ces jeux doivent leur succès à un principe simple : appuyer en rythme (et en groupe) sur des touches d’instruments en plastique. Si l’idée prête à sourire, Electronic Arts, l’éditeur, annonçait 10 millions de morceaux téléchargés en 2008. Mieux, des coups d’éclat pointent çà et là. L’an passé, la sortie simultanée du nouvel album de Mötley Crüe sur iTunes, Amazon et Rock Band avait engrangé 10 000 ventes chez les deux premiers contre 47 000 copies écoulées pour le jeu développé par Harmonix.

Une année historique

Cette nouvelle tendance qui se déclinait dans les allées de la Gamescom en d’imposants stands dédiés aux présentations de suites dérivées telles que DJ Hero et Lego Rock Band n’est cependant pas la seule à marquer le paysage jeu vidéo de 2009. Une année exceptionnelle, voire historique puisque, avec l’arrivée de la Nintendo DSi, pour la première fois, l’ensemble des consoles de jeu (portables comme de salon) peuvent désormais se connecter à un catalogue en ligne dédié pour y télécharger des jeux originaux.

Attendue chez nous ce 1er octobre, la nouvelle version Go de la PlayStation Portable va même plus loin puisqu’elle s’ampute de son lecteur de disques UMD pour se fournir en jeux exclusivement via téléchargement. Une première pour une console qui glace le secteur de la distribution classique et le pousse à montrer les dents.  » Les constructeurs et éditeurs savent que s’ils ne passent plus par nos magasins pour écouler leurs jeux, cela risque de leur coûter très cher car alors on ne vendra plus leurs consoles, menace Renaud Ancousture-Lavie, directeur commercial chez Game, réseau de distribution comptant 187 magasins de jeux vidéo en France. Il ne faut pas non plus négliger la dimension publicitaire d’une boutique. « 

Les constructeurs de consoles tentent sans surprise de calmer le jeu.  » Il n’y a pas lieu de parler de concurrence entre les canaux de distribution matériels et dématérialisés, car ce dernier ne fait que prendre le relais du premier « , tempère Jade Berry, chef de produit Xbox Live Arcade (XBLA, premier réseau de vente online en termes de fréquentation devant Sony et Nintendo) chez Microsoft France.  » Beaucoup de jeux d’arcade vendus à 8 euros sur le XBLA n’auraient jamais été pressés sur DVD. Et encore moins mis en avant en magasin. La vente en ligne permet en outre de rallonger la durée de vie des produits. Aucune enseigne ne remettrait par exemple le premier Fable dans ses rayons. « 

En attendant, le futur d’un jeu vidéo jetant aux oubliettes cartouches et DVD se dessine un peu plus chaque mois. Et la crise accélère le mouvement. Sony annonçait ainsi à Cologne le lancement des Minis, une nouvelle catégorie de petits jeux à bas prix (de type Tetris) occupant un maximum de 100 Mo d’espace à télécharger sur sa PSP. Une décision  » résolument dans l’air du temps « , selon ses concepteurs. Mais attention à ne pas interpréter tous les mouvements des constructeurs et/ou éditeurs en fonction du climat financier. Si certains analystes pointent l’annonce (autre grand événement à Cologne) de la diminution de prix de la PS3 (de 399 à 299 euros) comme une mesure anticrise, il s’agit d’un mécanisme habituel chez tous les constructeurs.

Le prisme trompeur de la crise

Pour autant, impossible de ne pas évoquer la crise en arpentant les allées stroboscopiques et assourdissantes du gigantesque événement indoor de 120 000 m2. Le stand d’Ubisoft mettait ainsi en avant Red Steel 2, entre autres super-productions. Comme les nouveaux Ghost Recon 4 et Splinter Cell Conviction, ce jeu compte parmi les blockbusters que l’éditeur français a décidé de reporter à l’an prochain. Une démarche de rationalisation des sorties pour éviter l’accumulation de gros titres en période de fêtes, faisant clairement suite aux résultats décevants du premier trimestre annoncés fin juillet dernier, soit 83 millions d’euros au lieu des 95 escomptés.

Même son de cloche chez Electronic Arts, son éternel rival, qui annonçait lui aussi un premier trimestre 2009 en perte de 162 millions d’euros contre 66 millions l’an passé à pareille époque. Tous les éditeurs alignaient d’ailleurs des résultats sinon mauvais, au moins médiocres durant cette période. Des chiffres en berne, mais à nuancer. Car ces dernières années ont été celles de tous les records pour le jeu vidéo. 2008 livrait ainsi un chiffre d’affaires mondial de 32 milliards de dollars selon le bureau d’études Media Control GfK International grâce, notamment, à la force des jeux vidéo casual (grand public). Ce qui représente une progression de 20 % par rapport à l’année précédente – déjà une année record -, et supplante pour la première fois le marché des Blu-ray et DVD.

Malgré un jeu vidéo qui ne connaîtra a priori pas la crise cette année, du Japon (Sega, Sony…) au Royaume-Uni (Rare) en passant par les USA (THQ), l’ensemble des éditeurs annonçaient des licenciements dans les premiers mois de l’année, justifiés par le climat économique défavorable. THQ signait le départ d’un quart de son personnel, soit 600 employés. Electronic Arts licenciait 11 % de ses forces, soit 1 100 personnes dans le monde, dont deux (sur six) pour son antenne belge.  » Il s’agit de se préparer aux temps plus difficiles. On préfère agir préventivement qu’attendre et se retrouver en mauvaise posture « , justifie James Uwe, vice-président et directeur général d’Electronic Arts European Publishing. Pure spéculation ?  » Je ne dirais pas ça. Nous avons prévu que le marché des jeux vidéo pourrait s’affaiblir quelque peu cette année, on s’attendait à 10 % de moins que l’année passée en Europe. Il ne faut pas oublier que 2008 était aussi une année exceptionnelle avec des sorties comme Mario Kart ou Grand Theft Auto. « 

Avec un parc de consoles désormais connectées tournant aux environs de deux joueurs sur trois sur Xbox 360 et PlayStation 3, tous les regards du secteur se tournent vers le nouveau mode de distribution en ligne. Outre de pouvoir rallonger la durée de vie de certains jeux à moindre coût (une dizaine d’euros via le téléchargement d’épisodes supplémentaires pour Grand Theft Auto IV ou Fallout 3), cette connexion offre également la possibilité à des développeurs isolés de publier leurs jeux sans passer par un éditeur et lever d’extraordinaires budgets soumis aux préceptes du marketing. Les rayonnages virtuels du PlayStation Store, Xbox Live Arcade et Wii Shop (les trois grands canaux de vente en ligne sur consoles de salon) regorgent ainsi de petits jeux indépendants à prix compressés, de 5 à 15 euros entre orientation grand public, arcade, rétro et surtout arty.

La nouvelle vague ludique

 » La vague des jeux indé remet au goût du jour une palette d’approches créatives. Nous n’en inventons pas une nouvelle, mais on en revient à un schéma de développement des années 1980. Une manière de travailler que les années 1990 avaient complètement zappée « , se réjouit Dylan Cuthbert, fondateur de Q-Games et game designer du récent Pixel Junk Eden encore en téléchargement sur PlayStation 3.  » Dans les eighties, en plein règne du ZX Spectrum, la créativité était incroyable en Europe. Les risques financiers liés aux jeux traditionnels, vu leur petite taille et leurs méthodes de distribution, étaient beaucoup moins élevés qu’aujourd’hui, ce qui tirait donc la créativité vers le haut. Nous vivons une époque extraordinaire pour les développeurs attachés à de grands studios qui voudraient tenter une aventure solo sans craindre de perdre 10 millions de dollars. « 

Comme la nouvelle vague à la fin des années 1950, ces jeux alternatifs présentent des réalisations amputées de moyens mais gorgées d’idées. Derniers exemples en date : Flower sur PS3 où le joueur dirige des pétales de fleur en mode zen ou Braid sur Xbox 360 qui permet de  » rembobiner  » le temps pour effectuer des sauts impossibles. Les premières success stories fleurissent aussi. A l’image du World of Goo. Développé par deux créateurs, le titre de stratégie action venait taquiner des pointures comme World of Warcraft : Wrath of the Lich King, les Sims 2 : Double Deluxe et Fallout 3 dans le top 10 des jeux les plus vendus aux Etats-Unis au début de cette année. Encore plus invraisemblable : grâce à son AppStore, l’iPhone s’est même transformé en nouvelle plate-forme de jeu vidéo avec plus de 4 000 titres disponibles. Et déjà des jackpots remportés par des développeurs isolés. L’auteur d’iShoot a ainsi encaissé 600 000 dollars en un seul mois. De quoi doper le garage gaming et surtout égarer les grands éditeurs qui ne savent plus où donner de la tête.

 » Notre business model se développe sans cesse. En tant qu’éditeur, nous cherchons toujours à innover et essayons donc actuellement beaucoup de choses, confirme James Uwe. On traverse une période d’expérimentation où on essaie par exemple des jeux vidéo gratuits comme Battlefield Heroes, financés par la publicité et des micro-transactions. On expérimente aussi des jeux à télécharger au prix d’entrée plus faible sans oublier le business du contenu additionnel qui tourne bien par exemple sur FiFA où l’on peut acheter des équipes.  » Nintendo lui-même qui, jusqu’ici, dictait sa loi en matière d’interface (mouvement pour la Wii et tactile pour la DS) imprégnait à sa nouvelle portable DSi l’esprit d’Apple, à force de fonctionnalités multimédias, communicantes et sociales avancées. Qui aurait cru qu’Apple et ses plates-formes boudées par des générations de joueurs influenceraient un jour le no 1 du jeu vidéo ?

Michi-Hiro Tamaï; M.-H. T.

la musique dématérialisée

bénéficie d’un nouveau canal de vente

Les rayonnages virtuels regorgent de petits jeux indépendants

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