Les lieux du crime

Baptiste Liger

Les auteurs de polars pratiquent le meurtre et le dépeçage de l’âme humaine. Mais ils aiment aussi plonger leurs intrigues dans des lieux aux odeurs plus ou moins épicées. Prenez votre billet.

Tout commença, en 1842, dans un appartement, rue Morgue, où fut commis un double assassinat dont rendit compte Edgar Allan Poe. Le lieu du crime n’était alors que prétexte à un jeu de déductions intellectuelles de la part du détective Dupin, uniquement préoccupé par des poils (d’orang-outang ?) laissés près de la cheminée. Il fallut attendre l’école américaine du hard-boiled, dans les années 1920, pour que les lieux deviennent un personnage  » actif  » – voir, notamment, La Moisson rouge, de Dashiell Hammett. Depuis, le polar s’est affirmé comme le miroir du monde et les décors ont de moins en moins servi de simple toile de fond et davantage signifié l’importance de l’environnement politique et social dans le comportement humain. Pas chiens, les romanciers ont parfois servi de guides touristiques ou d’ethnologues. Grâce à Tony Hillerman, les Navajos n’ont plus aucun secret pour nous, Donna Leon a décrit Venise dans ses moindres venelles et la mode du polar nordique a fait plus pour l’essor de la région que tous les matchs de Björn Borg et les chansons d’Abba réunis. Mexico, les Cévennes, l’océan Atlantique, La Nouvelle-Orléans, Bristolà Le Vif/L’Express a dessiné pour vos lectures d’été une carte de voyages pas forcément de tout repos. Mais passionnants, détonnants, sanglants (un peu quand même), flippants (aussi), emballants. A lire au frais.

Fureur à New York Brooklyn Requiem et Une pinte de Bruen 1 par Ken Bruen

Ken Bruen est sans doute l’auteur de polars le plus éclectique du moment et sûrement l’un des meilleurs. Dramaturge, poète et romancier, Bruen travaille le noir, le drôle, le grinçant et le violent grâce à une écriture qui s’affranchit de tout (incessantes et magnifiques ruptures de ton) et notamment des codes du genre. Dans Brooklyn Requiem, il s’accroche au destin d’un flic irlandais débarquant à New York, décidé à briller sur le bitume mais également à laisser parler ses instincts les plus sombres. Un bad cop/good cop à lui tout seul. Bruen n’est jamais là où on l’attend et on l’en félicite. Fayard Noir publie également Une pinte de Bruen 1, recueil des premiers textes de l’écrivain dont le portrait d’un jeune agent de sécurité irlandais, occupé à suivre les moindres funérailles de son village. Ironique, décapant et brillant.

Trad. de l’anglais (Irlande) par Catherine Cheval et Marie Ploux. Fayard Noir, 350 p. Trad. de l’anglais (Irlande) par Simone Arous. Fayard Noir, 380 p.

marathon sanglant au cap 13 Heures par Deon Meyer

Face aux modestes performances de l’équipe d’Afrique du Sud pendant la Coupe du monde de football, la valeur sûre du pays reste son auteur de polars, Deon Meyer. La preuve par son nouveau roman, le sixième, où l’on retrouve l’inspecteur Benny Griessel, pris dans une course contre la montre dans les quartiers chics de la ville du Cap : une jeune touriste américaine y a été égorgée et sa camarade est traquée par des tueurs. Les difficultés de Griessel, flic alcoolique séparé de sa femme et de ses enfants, reflètent les tiraillements de la société sud-africaine, des excès de la discrimination positive à la nostalgie des anciens Afrikaners, en passant par la corruption de certains membres de l’ANC. Comme le Suédois Henning Mankell, Deon Meyer pratique un polar engagé qui n’évite pas la caricature. Mais la force de ses descriptions et la tension terrible qu’il imprime à son scénario font de ce marathon sanglant un régal.

Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Estelle Roudet.

Seuil, 460 p.

cévennes anxiogènes Les Silences par Rose Tremain

Après Le Don du roi ou La Couleur des rêves, la très british Rose Tremain joue l’effet de surprise : non contente de situer son nouveau roman dans les Cévennes, en plein c£ur d’une nature hostile, à la beauté rude et aux m£urs pesantes, elle signe un thriller inattendu qui repose moins sur le suspense que sur l’ambiance. Une atmosphère lourde, poisseuse, qui pourrit de longue date les rapports entre cette vieille fille d’Audrun et son frère Aramon, un alcoolique pervers, bien décidé à se débarrasser du mas familial après avoir découvert qu’il peut en tirer un bon prix. L’ambiance est aussi tendue aux Glaniques, une propriété qu’occupent les Anglaises Kitty et Veronica, quand le frère de cette dernière débarque de Londres et se met en tête d’acheter une maisonà De secrets de famille en névroses familiales, tout ce petit monde va courir à sa perte. Point.

Trad. de l’anglais par Claude et Jean Demanuelli. JC Lattès, 402 p.

Ça jazze à la nouvelle-orléans Jass par David Fulmer

Il faut reconnaître que l’intrigue – un détective enquête sur les décès suspects de quatre musiciens – n’est pas des plus originales. Mais l’auteur David Fulmer n’essaie pas non plus de faire croire qu’elle l’est, il porte son effort à construire un récit aussi fluide qu’une partition musicale. De ce point de vue, ce roman est une réussite et Fulmer passe haut la main les obstacles d’un polar raconté à travers le regard de plusieurs personnages. Reste que Jass – ancien nom donné au jazz – est un livre d’ambiance, d’odeurs et de sons. Situé au début du xxe siècle, à l’heure où les envolées d’un saxo et les battements d’une grosse caisse vont peu à peu libérer les chaînes d’une société gangrenée par le racisme, Jass est le témoin d’un lieu et d’un temps dont, malheureusement, on entend encore parfois aujourd’hui l’écho.

Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Frédéric Grellier. Rivages/Thriller, 368 p.

ras-le-bol à Bristol Proies par Mo Hayder

Bristol, haut lieu du polar anglais ? Sans doute, comme en témoigne ce troisième volet très réussi des enquêtes du commissaire adjoint Jack Caffery et de la fluette Flea Marley, de la brigade de recherches subaquatiques. Les voici, cette fois, confrontés à la disparition d’une fillette de 11 ans : elle se trouvait à l’arrière d’un véhicule volé sur le parking par un homme. Flea craint le pire. A raison : un autre enlèvement survient peu après, et le kidnappeur nargue les policiers en adressant des lettres de menaces aux parents des jeunes victimes. Après Rituel et Skin, moins convaincants, Mo Hayder prend son temps pour tricoter une intrigue au point serré, qui attrape aussi dans ses filets les vieux démons de Flea et les blessures toujours béantes de Jack. On est mordu jusqu’au bout.

Trad. de l’anglais par Jacques Hubert-Martinez. Presses de la Cité, 436 p.

huis clos en haute mer Noir Océan par Stefan Mani

Mis à part Charles Williams, qui racontait souvent des histoires de mer (sale), peu de romans se situent sur des bateaux. Encore moins sur des cargos. C’est pourtant là que se déroule Noir Océan, entre Grundartangi, en Islande, et le Surinam. De l’eau, de l’eau, encore de l’eau, et neuf membres d’équipage qui ont chacun un baluchon bien rempli de secrets de meurtres et de fautes. L’Islandais Stefan Mani fait dans le livre épais, dense, foisonnant, noir, captivant et désespéré. Pas moins. Mais il a les qualités pour tenir la distance. Il sait emballer une scène, créer de la tension, relâcher le suspense pour mieux le rattraper ensuite. Il sait surtout regarder les hommes se battre avec leurs démons. Noir Océan est une épopée intime et furieuse.

Trad. de l’islandais par Eric Boury.

Série noire, 480 p.

étau mortel à mexico Les 2001 Nuits par Rolo Diez

Voilà des années qu’on n’avait plus de nouvelles de cet auteur argentin. Dans Les 2001 Nuits, Kaluf, boulanger prospère à Mexico et d’origine libanaise, rentre de New York alors que l’attentat contre les tours du World Trade Center a mis le monde en feu. Le FBI ayant intimé aux autorités mexicaines de collaborer à la chasse aux terroristes arabes, ce brave commerçant fait figure de suspect idéal. Le très pourri commandant Saldaña ordonne donc à ses sbires de lui coller aux basques. Une chose est sûre : à 70 ans, Rolo Diez n’a rien perdu de sa verve, ni de son humour corrosif, pour dénoncer la folie des hommes et de la politiqueà qui trouve à Mexico un terreau inégalable.

Trad. de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco-Rahal. Rivages/Noir inédit, 218 p.

Pigalle sous les balles La nuit ne viendra jamais par Joseph d’Anvers

Connaissez-vous Mona Cabriole ? Cette jolie journaliste est l’héroïne d’une série de polars  » rock  » et parisiens, dont le concept se résume à la formule  » 20 romans, 20 arrondissements, 20 auteurs « . Le chanteur Joseph d’Anvers propose, avec La nuit ne viendra jamais, sa vision du IXe. Alors qu’elle suit la tournée d’un célèbre groupe de rock anglais, Mona tombe amoureuse du leader, Ian. Cette romance sera contrariée par une série de meurtres. Avec une grande économie de moyens, Joseph d’Anvers réussit un roman noir à l’os, saisissant admirablement l’ambiance de Pigalle, de ses salles de concerts, et les aléas de la scène rock.

La Tengo, 172 p.

éRIC LIBIOT; E. L.; DELPHINE PERAS; D. P.; E. L.; D. P.; E. L.; D. P.; BAPTISTE LIGER

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