Les jolies colonies de Poutine

Près de 40 000 jeunes participent cet été aux  » camps patriotiques  » organisés avec l’aide du principal mouvement de jeunesse pro-Kremlin, les Nachis. La plupart des vacanciers en attendent un coup de pouce pour leurs études ou leur carrière.

Les premières notes de la marche nuptiale retentissent dans les haut-parleurs. Douze jeunes couples montent sur la scène décorée de ballons de baudruche en forme de c£ur. Un long baiser en douze exemplaires, une salve d’applaudissements, puis, encore, le célèbre thème musical de Mendelssohn, sono à fond. Les uns après les autres, les jeunes couples reçoivent leur certificat de mariageà

Sur les rives du lac Seliger, enchâssé à 350 kilomètres de Moscou dans un écrin de forêts et de collines, ces unions célébrées collectivement font déjà partie de la tradition. Le camp organisé chaque année depuis 2006 dans une pinède qui descend en pente douce vers le plan d’eau, tout près de la petite ville d’Ostachkov, tient à la fois de la colonie de vacances et de l’université d’été. C’est le plus important rassemblement de jeunes du pays : ils sont plus de 5 000, âgés de 16 à 25 ans. Jusqu’à cette année, il était réservé aux militants du mouvement des Nachis (les Nôtres), la principale organisation de jeunesse pro-Kremlin. L’édition 2009 est gérée par l’Agence pour la jeunesse, un organisme gouvernemental créé en octobre 2007 pour développer l' » éducation patriotique « . Du coup, sa durée a été prolongée – six sessions d’une semaine au lieu d’une seule – et sa clientèle élargie. Entre 30 000 et 40 000 jeunes, sélectionnés dans les régions par les autorités locales, en principe pour leur dynamisme ou leur engagement associatif, passeront cet été une partie de leurs vacances au bord du lac Seliger. Aux frais de l’Etat et d’entreprises  » amies  » à commencer par le géant de l’énergie Gazprom priées de mettre la main au portefeuille.

Les Nachis n’en restent pas moins très présents dans l’organisation du camp. Ce sont eux qui assurent l’encadrement des jeunes vacanciers, et qui élaborent le programme des conférences. Et le patron de l’Agence pour la jeunesse, Vassili Yakimenko, n’est autre que le fondateur du mouvement ! A 38 ans, il a aujourd’hui rang de ministre. C’est lui qui a eu l’idée de ces mariages, conçus comme un instrument de propagande au service du redressement démographique de la Russie.  » Les jeunes, dit-il, ne se reproduisent plus parce que le pays a perdu ses repères. Il faut leur redonner confiance.  » Pas question d’installer des distributeurs de préservatifs dans le camp : pour Vassili Yakimenko, le sida est une  » phobie « , et la capote  » tue l’amour « à

Le matin, réveil au son de l’hymne et aérobic obligatoire

8 heures : des centaines de filles et de garçons mal réveillés, en jean et baskets, s’extraient de leurs tentes tandis que les haut-parleurs du camp diffusent l’hymne national russe. Le premier rassemblement de la journée a lieu devant le grand théâtre. La séance d’aérobic est obligatoire. Puis, après la bouillie de sarrasin du petit déjeuner, place aux nourritures de l’esprit : des causeries plus ou moins liées aux deux thèmes de réflexion de la semaine, l’expression artistique et le bénévolat. Sous un chapiteau, des jeunes gens s’essaient à l’art du mime à travers des saynètes illustrant les défis économiques à surmonter par la Russie à l’horizon de 2020 : les retards à combler dans les domaines de l’énergie ou des transports, la modernisation des télécommunicationsà Un peu plus loin, le directeur d’un centre de prévention de la délinquance de Saint-Pétersbourg parle des méthodes de lutte contre la drogue. Dans l’après-midi, le représentant d’une ligue antialcoolique explique les méfaits de l’alcool sur le cerveau. Le long de l’allée principale, des panneaux invitent les vacanciers à préserver l’environnement, à aider les personnes âgées, les handicapésà Une curieuse sculpture constituée de masques désigne les ennemis de cette  » génération de jeunes Russes qui croient en l’avenir « , comme dit le manifeste des Nachis : la haine, la cupidité, l’hypocrisie, l’ignorance, la violence, l’indifférence.

Ce discours bien-pensant laisse de marbre beaucoup de campeurs, ravis surtout de l’aubaine que représentent ces vacances gratuites.  » La politique ne m’intéresse pas « , avoue Sacha, 19 ans. Lui et sa petite amie, Dacha, s’offrent une discrète pause cigarette. Ils ne savent pas trop pourquoi ils ont été sélectionnés, mais en profitent au maximum. Car le camp est particulièrement bien doté : on peut y faire du dériveur, du canoë-kayak, de l’escaladeà D’autres remplissent soigneusement la fiche sur laquelle ils sont invités à décrire leur  » projet « , avec l’espoir d’obtenir la recommandation ou la subvention qui leur permettra de démarrer. Un grand blond, originaire de Saint-Pétersbourg, souhaite une loi sur le tri sélectif des déchets. Une petite brune rêve de distribuer des téléphones portables aux seniors, un étudiant en droit propose d’ouvrir un atelier de conseils gratuits pour aider à résoudre les problèmes, nombreux en Russie, liés au logement.  » Ces jeunes sont en majorité des provinciaux, explique le sociologue Dmitri Orechkine. Ils ont été admis parce qu’ils étaient en bons termes avec leur administration locale. Ils ont le sentiment qu’ils vont pouvoir rencontrer des gens importants et qu’ils font désormais partie d’une élite appelée à devenir l’avant-garde de la Russie. Pour eux, le camp du lac Seliger est un ascenseur social. Comme l’appartenance au Komsomol (NDLR : Jeunesse communiste) à l’époque soviétique. « 

Une armada d’instructeurs est chargée de veiller au respect du règlement : participation aux conférences et aux rassemblements, interdiction d’introduire de l’alcool dans le périmètre, sous peine d’exclusion. Eux appartiennent à la hiérarchie des Nachis. Leur discours est plus idéologique.  » L’avenir de ma patrie m’intéresse « , affirme Rouslana, 21 ans, qui anime dans sa petite ville des soirées pour les anciens combattants. La jeune femme a participé à toutes les manifestations depuis les débuts du mouvement. Tout comme Pavel, 22 ans, étudiant à Saint-Pétersbourg, convaincu que les Etats-Unis lorgnent sur les matières premières de la Russie.  » Notre pays, assène-t-il, a été à l’avant-garde du monde pendant tout le xxe siècle, nous ne devons pas l’oublier. « 

Les Nachis sont nés au printemps 2005, au lendemain de ce que l’on appelle ici les  » révolutions de couleur « , qui se sont traduites par la défaite des pro-Russes chez les voisins ukrainiens, géorgiens et kirghiz.  » Poutine a eu très peur, analyse le politologue Stanislav Belkovski. Il ne croyait pas au caractère populaire et spontané de ces mouvements, il était convaincu que tout avait été manigancé par les Américains, et il craignait d’être la prochaine cible. Alors Vladislav Sourkov a inventé les Nachis, une jeune garde patriote susceptible d’être mobilisée pour contrer, dans la rue, une éventuelle révolution orange. « 

 » Pour les Nachis, la Russie doit redevenir une puissance « 

N° 2 de l’administration du Kremlin, Vladislav Sourkov passe pour l’éminence grise du régime. A la tête de ses jeunesses poutiniennes, il place l’un de ses protégés, Vassili Yakimenko. La première manifestation organisée à Moscou est un succès : quelque 60 000 jeunes y participent. La plupart sont des provinciaux qui ont sauté sur l’occasion pour passer gratuitement un week-end dans la capitaleà Qu’importe. Jusqu’au scrutin législatif de décembre 2007, suivi en mars 2008 de l’élection de Dmitri Medvedev à la présidence, les Nachis, instrumentalisés par le pouvoir, multiplient les coups d’éclat. Ils font le siège de l’ambassade d’Estonie pour protester contre la décision de cette république balte de déplacer un monument érigé à la gloire des troupes soviétiques, manifestent contre le  » régime antidémocratique  » du président géorgien Mikhaïl Saakachvili, ridiculisent l’ancien joueur d’échecs devenu opposant Garry Kasparov, le milliardaire Boris Berezovski et l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, bêtes noires du régime, en collant leurs têtes sur des corps de prostituées en bas résille.  » Il ne s’agit pas d’une organisation d’extrême droite ou néonazie, souligne Masha Lipman, chercheuse à la Fondation Carnegie à Moscou, mais d’un mouvement nationaliste. Pour les Nachis, la Russie, humiliée pendant les années 1990, doit redevenir une puissance, retrouver son influence, ne plus se laisser dominer par les Etats-Unis et l’Occident.  »  » Les Nachis, renchérit Alexandre Verkhovski, qui dirige dans la capitale russe un centre de recherche sur le nationalisme et la xénophobie, sont convaincus que l’Occident a voulu l’affaiblissement de la Russie à travers l’éclatement de l’URSS. Poutine est à leurs yeux celui qui a permis à Moscou de parler de nouveau d’égal à égal avec Washington. « 

Depuis l’an dernier, ces jeunes poutiniens ont dû s’adapter au style moins tonitruant du nouveau patron du Kremlin. Certains conseillers du chef de l’Etat auraient même suggéré la dissolution du mouvement, à tout le moins la révision à la baisse de son budget. Mais c’était compter sans le très influent Sourkov, qui passe désormais pour l’£il de Poutine au sein de l’administration présidentielleà Vassili Yakimenko ne nie pas le changement de rhétorique.  » Aujourd’hui, assure-t-il, les menaces les plus graves qui pesaient sur notre intégrité territoriale sont derrière nous. La guerre de Tchétchénie est terminée, les élections de 2007 ont éloigné le risque d’une révolution orange. Cela nous permet de nous consacrer à d’autres défis.  » Quitte à battre de nouveau le rappel s’il fallait défendre le régime dans la rueà

Au bord du lac Seliger, il était donc surtout question, cette année, d’éducation, d’innovation, de projets associatifs et de création d’entreprise.  » Réussir dans les affaires ou le sport, c’est aussi assurer la réussite du pays « , affirme Nikita Borovikov, l’actuel patron des Nachis.

21 heures : emmenés par leurs instructeurs, les jeunes vacanciers entonnent des chants patriotiques, tandis que flottent au-dessus des têtes les drapeaux des différentes régions de Russie. Le rassemblement du soir, comme celui du matin, a lieu devant les portraits géants du président et du Premier ministre. Ensuite seulement, les campeurs auront le droit de faire la fête. Place, alors, à la musique disco. Sous les regards imperturbables de Dmitri Medvedev et de Vladimir Poutine.

dominique lagarde, avec alla chevelkina. reportage photo : fedor savintsev pour le vif/l’express; D

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