Les Japonaises ont le baby blues

Elles veulent profiter de la vie, se marient le plus tard possible, souvent sous la pression sociale, et font de moins en moins d’enfants. Dans un pays vieillissant où la population ne cesse de diminuer, les économistes s’inquiètent. Le nouveau pouvoir aussi.

de notre envoyée spéciale

Le futur Premier ministre, Yukio Hatoyama, dont le gouvernement sera annoncé dans quelques jours, en avait fait l’une des propositions phares de sa campagne électorale : s’il tient parole – et sa très large victoire devrait le lui permettre – les familles nipponnes recevront prochainement une allocation de 26 000 yens par mois, soit environ 200 euros pour chaque enfant en âge d’être scolarisé. Les autorités espèrent ainsi relancer la consommation des ménages. Elles souhaitent aussi encourager les couples à faire plus de bébés. Car la baisse de la natalité est l’un des problèmes majeurs du Japon. Avec 1,3 enfant en moyenne par femme, l’archipel a l’un des taux de fécondité les plus faibles au monde.

Depuis 1998, la population active baisse régulièrement. Le pays a perdu en dix ans 1,5 million de travailleurs et, malgré les progrès de l’automatisation, sa production intérieure brute pourrait commencer à décliner d’ici quatre ou cinq ans. Depuis 2005, en dépit d’une espérance de vie très élevée, la population décroît. Et elle pourrait encore chuter de près de 30 % d’ici à 2055.

Les Japonais se marient moins et surtout beaucoup plus tard qu’il y a quel-ques années : c’est l’une des raisons pour lesquelles ils font moins d’enfants. Car les naissances hors mariage, encore mal vues, sont très rares, à peine 2 %. A 35 ans, un tiers (32 %) des femmes et près de la moitié (47,5 %) des hommes n’ont pas encore trouvé l’âme s£ur. Les femmes, qui font de plus en plus d’études et se découvrent des ambitions de carrière, n’ont pas envie de s’enfermer trop tôt dans le mariage et la maternité. Les hommes, eux, repoussent le plus souvent l’échéance pour des raisons économiques, hésitant à fonder un foyer tant qu’ils n’ont pas un emploi stable.  » De plus en plus de femmes sont capables de subvenir à leurs besoins. Elles ne veulent plus se morfondre en attendant le retour d’un mari qui aura passé la soirée à boire avec ses collègues et n’en exigera pas moins son repas chaud « , explique Noriko Kamata. A 39 ans, cette élégante femme dirige une petite entreprise d’accessoires de mode. Elle a depuis plusieurs mois une liaison, mais hésite à l’officialiser. Pour l’instant, elle et son compagnon ont chacun leur appartement. Elle voudrait être sûre qu’une fois marié il ne la laissera pas assumer seule toutes les tâches ménagères… Jean moulant, tee-shirt noir au logo d’une marque à la mode, mèches mauves dans les cheveux, Akiko Kuraoka est une fashion addict revendiquée. A 30 ans, elle gère depuis peu le Rhythm café, un bar branché de Tokyo où les habitués viennent écouter de la musique après leur journée de travail. Et elle n’est pas pressée de se marier. Ses rêves sont ailleurs : devenir propriétaire de l’établissement puis créer sa propre chaîne… De toutes les façons, dit-elle,  » les femmes indépendantes comme moi font peur aux hommes « . Un bébé ?  » Ici, au Japon, il faut compter entre 150 000 et 225 000 euros pour élever correctement un enfant, des premières couches-culottes aux frais d’entrée à l’université. Avec une somme pareille, on peut faire tellement d’autres choses ! Moi, pour que ce bar soit à moi, j’ai besoin de 75 000 à 150 000 euros. Aujourd’hui, c’est ma priorité. « 

Peut-être Akiko aura-t-elle changé d’avis dans quelques années. Pour la plupart des Japonaises, le mariage reste un passage obligé, tout comme la maternité. Mais elles veulent, auparavant, prendre le temps de vivreà  » Au Japon, souligne Muriel Jolivet, une sociologue française qui enseigne à Tokyo, auteur de plusieurs ouvrages sur l’archipel (1), le mariage n’est pas forcément l’aboutissement d’une histoire d’amour. On se marie parce que cela se fait, mais aussi tard que possible afin de profiter au maximum de sa liberté. La plupart des couples n’ont qu’un enfant, sans vraie envie, mais parce que c’est une sorte de service minimum rendu à la société. « 

Les jeunes gens ont aussi plus de difficultés que par le passé pour trouver leur compagnon ou leur compagne. Une journaliste, Toko Shirakawa, et un sociologue, Masahiro Yamada, ont publié l’an dernier un livre sur ce qu’ils appellent le konkatsu, la  » course au mariage « . L’ouvrage est aujourd’hui un best-seller.  » Jusque dans les années 1970, explique Toko Shirakawa, la plupart des mariages étaient arrangés par les familles. Puis les entreprises ont pris le relais. C’était, bien souvent, les chefs de service qui se chargeaient de trouver les épouses de leurs subordonnés. Elles étaient généralement choisies parmi les employées de la société, dont certaines avaient d’ailleurs été embauchées dans cette perspective. La crise économique du milieu des années 1990 a mis fin à ce système. Depuis, hommes et femmes sont livrés à eux-mêmes, et ils ont du mal à s’en sortir. Les jeunes femmes attendent le dernier moment. Lorsqu’elles se rendent compte qu’il ne leur reste plus beaucoup de temps si elles veulent enfanter, elles se mettent en chasse d’un mari. « 

Toute menue dans sa petite robe d’été, Atsuko, à 31 ans, vit seule à Tokyo, où elle est secrétaire de direction.  » Avant, confie-t-elle, j’avais des petits amis pour le plaisir, je ne pensais pas au mariage. Mais, maintenant que j’ai passé la trentaine, il est temps.  » L’homme de ses rêves ? Un partenaire qui  » aime la vie de famille  » mais  » travaille à plein temps  » et  » dispose d’un revenu stable « . Dans l’idéal, il faudrait qu’il gagne  » 500 000 yens (3 750 euro) par mois, peut-être un peu moins s’il est fonctionnaire « . Atsuko reconnaît qu’elle est  » exigeante « . Surtout si l’on sait que le salaire moyen d’un jeune diplômé ne dépasse pas aujourd’hui 1 500 euros, et celui d’un cadre d’une grande entreprise 2 800 euros… Pour trouver l’oiseau rare, la jeune femme comptait un peu, au début, sur les gokon, des soirées organisées entre amis pour faciliter les rencontres. Mais elle s’est vite rendu compte que les garçons qui les fréquentaient n’avaient aucune envie de convoler.  » Les gokon, à 20 ans, c’est amusant, parce que personne ne cherche à se lier durablement. A 30 ans, le jeu est faussé. Les femmes espèrent y trouver un mari, les hommes le savent, et cela leur fait peur. Nous, les filles, nous ne pouvons pas attendre trop longtemps si nous voulons avoir un enfant. Eux sont moins pressés. Les responsabilités les effraient, ils se sentent libres et n’ont pas envie de changer de vie.  » La jeune femme a fini par accepter une version modernisée de l’omiai, le mariage arrangé traditionnel. C’est une amie de sa mère qui a trouvé les jeunes gens. Les deux premières tentatives ont été infructueuses. Le troisième prétendant, en revanche, lui plaisait bien. Il avait 36 ans, paraissait sérieux et gentil. Son emploi dans une grosse entreprise pouvait permettre d’espérer un revenu confortable. Ils se sont revus deux ou trois fois. Mais il a fini par lui avouer qu’il était  » herbivore  » (voir page 64) et qu’il n’avait pas envie de se mettre un fil à la patte.

 » L’institution du mariage est en train de s’effondrer, affirme Chikako Ogura, psychologue, féministe et professeure à l’université Waseda, à Tokyo. Les hommes comme les femmes ne trouvent plus ce qu’ils cherchent. Les femmes veulent un partenaire qui soit capable de leur assurer la sécurité financière, ce qui relève de plus en plus de l’utopie compte tenu de la précarisation de l’emploi ; les hommes, eux, veulent une épouse soumise qui tienne la maison, un rôle que les femmes sont de moins en moins nombreuses à vouloir assumer. « 

Si les femmes ont de telles exigences financières, c’est aussi parce qu’il est difficile, au Japon, de concilier vie de famille et vie professionnelle. La plupart des Japonaises arrêtent de travailler lorsqu’elles se marient ou à la naissance du premier bébé. Les journées de travail sont longues, prolongées par une ou deux heures de transport, et les entreprises rechignent bien souvent, malgré la réglementation, à accorder un congé parental ou des aménagements d’horaires. Selon une enquête menée en 2006 par le ministère de la Santé, un tiers des femmes ayant choisi, au moment de leur mariage, de continuer à travailler quittent leur emploi au cours des quatre années qui suivent. L’association J-Win, dont l’objectif est de promouvoir la place de la femme dans l’entreprise, a récemment effectué un sondage auprès de 4 000 femmes occupant des emplois de cadres dans les sociétés qui adhèrent à son programme – donc a priori les plus ouvertes à l’emploi féminin. Près de la moitié de ces femmes (45 %) étaient célibataires et 70 % sans enfants.

Directrice des relations publiques du groupe Recruit, spécialisé dans les journaux gratuits, Makiko Ogata, 36 ans, mariée depuis cinq ans, n’a toujours pas d’enfant.  » Je commence à y songer, confie-t-elle, parce que la maternité est une expérience que j’aimerais vivre, mais ma carrière reste prioritaire. Tout serait plus compliqué avec un enfant. Il est très difficile pour une mère de famille d’avoir une promotion.  » Non seulement faire garder ses enfants est plutôt mal vu au Japon, où les femmes qui travaillent sont souvent taxées de  » mauvaises mères « , mais c’est cher : 150 euros par mois si on a la chance de trouver une place dans une crèche municipale, trois fois plus dans une garderie privée.  » Les écoles maternelles ne prennent les enfants qu’à partir de 4 ans et ferment à 14 heures, l’école primaire ne les accueille qu’à partir de 7 ans « , déplore Akiko Ogasawara, une réalisatrice de la radio japonaise âgée de 43 ans et mère de deux petites filles. Les ados coûtent encore plus cher. Selon une enquête réalisée l’an dernier par la Japan Finance Corp, le coût moyen des études, du lycée à l’université, se situe entre 80 000 et 90 000 euros, selon que les établissements choisis sont publics ou privés.

L’argent n’est pas tout. Il y a aussi des raisons plus intimes au déclin démographique de l’archipel. La tradition confucéenne faisait des femmes les servantes de leurs époux. Aujourd’hui encore, on se marie davantage par raison que par amour. Mari et femme ont par ailleurs peu d’activités communes, et bien souvent peu d’échanges. Quand on demande à Makiko Ogata si son mari souhaite qu’elle ait un enfant, elle répond qu’elle n’en sait rien, parce qu’ils n’ont  » jamais abordé la question « . En cinq ans de mariage…  » Beaucoup de couples ont des problèmes de communication, souligne Toko Shirakawa, la journaliste. Les époux éprouvent rarement de la passion l’un pour l’autre. Bien souvent, après la naissance du premier enfant, parfois même avant, ils font chambre à part.  » Ce qui ne facilite guère l’arrivée du deuxième enfantà

(1) Dont Un pays en mal d’enfants (La Découverte, 1993), Homo japonicus (Picquier, 2002), et, à paraître en 2010 chez le même éditeur, La Jeunesse dans tous ses états.

dominique lagarde, avec philippe mesmer – reportage photo : Éric rechsteiner pour le vif/l’express;

L’ARCHIPEL A L’UN DES TAUX DE FÉCONDITÉ LES PLUS FAIBLES AU MONDE

 » AVOIR UN ENFANT, C’EST UNE SORTE DE SERVICE MINIMUM RENDU À LA SOCIÉTÉ « 

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