Les homoparents réinventent la famille

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Confrontés à l’impossibilité de faire eux-mêmes un enfant, les couples de même sexe s’appuient désormais sur les techniques médicales pour y remédier. Ou créent des familles à parents multiples. Sans le vouloir, ils forcent ainsi la société à s’interroger sur ses valeurs fondamentales.

Tout mâles qu’ils sont, les deux manchots du zoo allemand de Bremerhaven n’ont pas de souci à se faire : personne ne viendra leur demander de comptes sur l’éducation qu’ils donnent au petit recueilli depuis son rejet par ses parents biologiques. Seule l’espèce humaine blâme encore l’homosexualité dans ses rangs, en certains coins du monde, et pire encore, l’homoparentalité…

En Europe, à ce jour, quelques pays seulement autorisent l’adoption d’enfants par des couples de même sexe, dont la Suède, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et… la Belgique, depuis 2006.  » Qu’un petit pays comme le nôtre ait voté une telle loi, c’est génial, se réjouit Chris Paulis, docteur en anthropologie sociale et de la sexualité à l’ULg. Il fallait oser ! « 

Les médias n’ont pourtant que peu relayé l’information. Dans la communauté homosexuelle, la nouvelle a été diversement accueillie. Certains de ses membres estiment qu’aucun adulte n’a le droit d’imposer  » ça  » à des enfants. D’autres, en revanche, respirent : le droit d’être parent leur est enfin reconnu.  » Le vote de cette loi constitue une reconnaissance de fait de l’homoparentalité, résume Joris Gilleir, porte-parole de l’association Homoparentalités. Depuis lors, deux parents d’un même sexe ont le même statut légal que des parents hétérosexuels. « 

Combien sont-ils dans le cas ? En Belgique, aucune statistique n’est là pour le dire, ce type d’informations ne figurant pas dans le Registre national. Seuls les chiffres concernant les unions homosexuelles sont connus (voir l’encadré page 34). En France, où la situation ne doit guère être différente de celle de la Belgique, on estime que de 12 à 16 % des couples lesbiens vivent avec un ou plusieurs enfants ; ce serait aussi le cas de 2,5 % des couples gays (1).

Dans la tête des principaux concernés, sinon dans les faits, le vote de cette loi a évidemment changé la donne. Les homosexuels ne doivent plus, désormais, choisir entre leur préférence sexuelle et leur envie de parentalité.  » J’ai longtemps refusé de me reconnaître homosexuel parce qu’il était inconcevable pour moi de ne pas être père, reconnaît ainsi un jeune papa gay. Mais le désir d’enfant est aussi fort que l’homosexualité. Et je n’ai choisi aucun des deux. Mon but n’est pas de singer les hétéros. Je revendique juste le droit humain fondamental d’être père. « 

Un père comme les autres. Qui n’a à se justifier de rien. Dont on ne se moque pas – l’allaitement mis à part, il n’y a pourtant aucune tâche que ne peuvent effectuer des hommes – et qui ne provoque pas immédiatement des soupçons de pédophilie, par manque d’informations, le plus souvent.

 » Je ne suis pas un militant gay qui prend une voix de fille pour parader sur un char à la Gay Pride, lance Charles. Je suis un homme à part entière. Et j’estime qu’il n’y a pas de prix à payer, comme le renoncement à la paternité, pour être homosexuel. Je souhaite avoir un enfant. Je sais d’avance les nuits que nous passerons, mon compagnon et moi. Je ne participerai plus, pendant quelques années, au carnaval de Binche, précise ce Gilles. Mais peu importe : je reste sûr qu’un enfant désiré dans un couple homo a plus de chances de s’épanouir et d’être heureux que dans certains couples hétéros. « 

Légalisée, l’adoption reste quasi hors d’atteinte

Sur le terrain, jusqu’à présent, le vote de la loi ouvrant le droit à l’adoption pour les couples de même sexe n’a pas provoqué de raz de marée. Bien au contraire. Au 31 décembre 2008, aucune adoption internationale n’avait été enregistrée dans ce type de couple, alors qu’on en recensait deux en Belgique. En revanche, 75 adoptions intrafamiliales (adoption de l’enfant d’un conjoint par son compagnon ou sa compagne) avaient été réglées en 2007 et 2008.

 » La loi ne suffit pas, constate Jacques Marquet, sociologue de la famille et de la sexualité à l’UCL. Si ce projet de loi avait été soumis à référendum, la population – en ce compris des homosexuels – l’aurait sans doute rejeté, non pour des raisons d’homophobie mais au nom d’un principe de précaution vis-à-vis de l’enfant. Pour que les mentalités changent, il faut prévoir des mesures d’accompagnement à cette loi. Sans cela, on en restera à une décision symbolique, prise sans que l’ensemble du problème ait été pensé. « 

De fait. Les pays avec lesquels la Belgique collabore traditionnellement en matière d’adoption sont, dans leur majorité, opposés à l’idée de confier un de leurs enfants à un couple de même sexe. Et dans les agences d’adoption, rien n’empêche de continuer à accorder la priorité aux couples hétérosexuels.  » Les pratiques sociales n’ont pas beaucoup évolué, déplore Chris Paulis. Il existe des tas de raisons pour considérer qu’un couple hétérosexuel est préférable à un couple homosexuel, même si ce couple hétérosexuel idéal se fait de plus en plus rare. Il reste beaucoup de préjugés dans la société. Pendant des siècles, l’homosexualité a été présentée de manière négative. Ce n’est pas une loi qui va faire disparaître d’un coup vingt et un siècles de discrimination. Les choses devraient pourtant être claires : seule la pratique sexuelle distingue un homosexuel d’un hétérosexuel. « 

Le coup de pouce discret de la télévision

Puisque le législateur l’a avalisé, ce changement de mentalités devrait d’abord s’effectuer dans les écoles, ce qui suppose, entre autres et si anecdotique que cela paraisse, de renoncer aux traditionnels cadeaux de fête de père et de fête de mère en pépins de melon et pinces à linge tels qu’ils sont actuellement conçus. L’administration devrait également s’y mettre, en réécrivant les documents sur lesquels les noms du père et de la mère – et non des parents – sont toujours demandés. A travers les médias, enfin.  » La présence presque systématique d’un couple homosexuel ou d’un homosexuel dans les séries télévisées constitue une forme de stigmatisation mais elle permet aussi de banaliser le fait, constate Chris Paulis. Plus on verra d’homosexuels s’embrasser à la télévision, moins cela choquera en rue. « 

Sans ces nécessaires modalités d’accompagnement, la loi sur l’adoption par des couples homosexuels risque de relever longtemps du v£u pieu.  » Vu son peu de résultats, on assiste à une discrimination entre les couples de femmes, qui peuvent recourir à l’insémination artificielle et les couples d’hommes « , déplore Valérie Dureuil, directrice du service social de l’association d’homosexuels Tels Quels.

Du coup, dans un contexte qui relèverait presque du bricolage, d’autres formules de parentalité fleurissent (lire l’encadré page 33). Alors que, dans les générations précédentes, nombre d’homosexuels faisaient l’impasse sur leurs préférences sexuelles et se mariaient pour goûter aux joies de la parentalité, ceux qui leur ont succédé peuvent désormais compter sur l’aide de la médecine pour vivre leur choix sans se priver d’enfants. Ainsi en est-il par exemple du recours aux mères porteuses à l’étranger. La coparentalité fait également des adeptes : dans ce cas de figure, un couple de femmes et un couple d’hommes (ou des célibataires homosexuels) s’associent pour fabriquer ensemble un bébé et l’éduquent ensuite en garde alternée (lire page 36).  » La coparentalité est la formule la plus insultante pour l’homosexualité, lance Chris Paulis : elle recrée un faux couple hétérosexuel, prouvant ainsi que l’homosexualité n’est pas reconnue.  »

Ce modèle résout le problème du référent masculin ou féminin manquant mais il complexifie la famille. S’entendre à deux n’est pas toujours simple, alors à quatre ! Les risques de rupture augmentent, avec toutes les questions que cela pose sur le plan juridique (lire l’interview page 38) Si certaines aventures coparentales se déroulent sans accrocs, d’autres sont plus difficiles à vivre. Ou laissent les uns et les autres amers.  » Le père de mon fils, un gay recruté par petite annonce, n’est jamais devenu un copain, témoigne Isabelle, co-maman d’un ado de 15 ans. J’espérais l’amitié puisqu’il n’était pas question d’amour entre nous, mais elle n’a jamais été au rendez-vous.  »

 » Evidemment, c’est une grande prise de risque, reconnaît un tout frais coparent. Il faut s’entendre sur les valeurs communes et se faire confiance. Tous les quatre, on espère fonder une grande famille… En fait, je me sens un peu classique dans mes idées. « 

C’est bien là le paradoxe. Dans une société qui, de tout temps, a institué la famille en logique socioculturelle forte, les homosexuels, imprégnés comme les autres par ce modèle, inventent de nouvelles formes de famille tout en en conservant le principe.  » Les parents homosexuels ne veulent pas spécialement révolutionner le monde, assure Cathy Herbrand, sociologue chargée de recherches au FNRS et spécialiste des nouvelles formes de parenté. Mais pour reproduire certaines normes qu’ils affectionnent, ils sont obligés d’innover sur d’autres. Ce n’est pas facile à mettre en place, chacun essaie de trouver la solution qui convient le mieux à la non-fertilité de son couple. C’est ce phénomène, qui dépasse le cas des homosexuels, qui amène la société à s’interroger et à remettre en question le modèle de parenté dominant. « 

Le point de vue des enfants

Et les enfants dans tout ça ? Les études scientifiques réalisées depuis plusieurs dizaines d’années sur leur évolution au sein de familles homoparentales, dont l’une par la Vrije Universiteit Brussel (VUB), concluent qu’il s’agit d’enfants comme les autres. Ils ne se portent ni moins bien ni mieux que ceux qui ont grandi avec un couple hétérosexuel, ne deviennent pas davantage homosexuels que les seconds, ne présentent aucun trouble mental particulier et ne souffrent pas particulièrement de problèmes de construction d’identité.  » Les études sont assez unanimes, affirme Jan Piet De Man, psychologue d’enfants et de la famille et directeur de l’Institut pour l’intérêt de l’enfant. Le plus important, pour un enfant, c’est de voir et de sentir comment fonctionne une relation entre deux adultes qui s’aiment, quel que soit leur sexe. D’ailleurs, si c’était tellement grave de ne pas vivre avec un père et une mère, les enfants de familles monoparentales devraient susciter autant de réactions négatives que ceux qui grandissent dans un couple homoparental. Ce n’est pas le cas…  » Les enfants qui grandissent dans une famille homoparentale sont en revanche mieux armés pour se défendre par rapport à d’éventuelles attaques verbales.  » Il est logique qu’ils apprennent à se défendre, comme cela fut le cas jadis pour les enfants de peau noire, et comme leurs parents l’ont appris eux-mêmes « , ajoute Jan Piet de Man.

Si la vie avec un couple homoparental ne semble pas soulever de problème particulier pour l’enfant – ceux qui apprennent l’homosexualité de leur père alors qu’ils sont en âge de la comprendre semblent désormais en tirer une certaine fierté -, la séparation de leurs parents hétérosexuels, lorsqu’un d’eux part vivre en couple homosexuel, est bien davantage une source de souffrance pour lui.  » Entre 25 et 33 % des enfants de parents séparés sont marqués durablement « , assure Jan Piet de Man.

Pour eux comme pour leurs parents de même sexe, le ciel sera totalement dégagé lorsqu’ils auront la liberté de vivre tranquillement au milieu de tout le monde, comme tout le monde. Sans susciter de question. Et sans plus faire la couverture des magazines…

(1) Martine Gross, L’Homoparentalité, Editions Le Cavalier Bleu.

Laurence van Ruymbeke

 » La coparentalité est la formule la plus insultante pour l’homosexualité « 

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