Les hommes de Fortis ont précipité sa chute

Trois journalistes du quotidien Le Soir publient une enquête sur la chute de la maison Fortis. A lire !

Que s’est-il vraiment passé au sein du premier groupe financier belge ? Comment le monumental gâchis s’est-il produit ? Trois journalistes du Soir, Joan Condijts, Paul Gérard et Pierre-Henri Thomas, signent une enquête passionnante, un véritable thriller. Leur ouvrage plonge dans les coulisses du pouvoir et révèle la vraie personnalité et les rôles des acteurs clés : Lippens, Votron, Bodson, Leterme, Quaden… Sans oublier les réunions secrètes, les conflits d’ego et les erreurs qui vont concourir au cataclysme que l’on sait ! Le Vif/L’Express a choisi d’en publier quelques bonnes feuilles.

L’ÉTÉ MEURTRIER

Le petit avion jaune touche le sol, soulevant un nuage de terre rouge sur la piste de Kupungarri, coin perdu en territoire aborigène dans la rude région du Kimberley, tout au nord de l’Australie occidentale. Sous le soleil déjà chaud du matin, le taxi aérien s’immobilise rapidement à hauteur du seul être humain posté en bord de piste.

 » Are You Mister Bodson ?  » lance le pilote une fois descendu de son appareil.

La question est de pure forme. Qui, à Mount Barnett Roadhouse, l’autre nom de Kupungarri, a pu passer commande d’un vol privé pour Darwin, sinon cet homme élancé en veston et chemise, portant beau la soixantaine et patientant seul, bagage léger à la main ? Au bout d’une journée interminable à bord d’un 4 x 4 dont le réservoir menaçait de décrocher, Philippe Bodson est parvenu à cette station-service, unique point de ravitaillement planté le long des 700 kilomètres de la Gibb River Road, qui traverse le territoire aborigène de Mount Barnett et ses gorges somptueuses. (…) C’est là, au milieu de nulle part, que l’homme d’affaires a pris congé de sa femme et de leurs compagnons de voyage, repartis pour la prochaine étape de leur périple australien : le parc national des Bungle Bungle. (…) La maison Fortis brûle.

Philippe Bodson a le chic pour passer ses vacances dans les régions les plus inaccessibles du globe. Mais cette fois il s’est arrangé pour rester joignable grâce au téléphone satellitaire qu’il a pris soin d’embarquer avec lui. Le Belge est resté en contact régulier avec Maurice Lippens, l’homme qui l’a nommé en 2004 au conseil de Fortis lorsque Etienne Davignon en était parti, ayant atteint la limite d’âge. L’ami Davignon avait donc cédé la place à l’ami Bodson, resté célèbre en Belgique pour avoir dirigé Tractebel dans les années 1990 et tenté – en vain – d’empêcher la mise sous tutelle de ce bijou énergétique national par le groupe français Suez-Lyonnaise des Eaux (aujourd’hui GDF-Suez).

Le baron Bodson a beau courir le bush aux antipodes, il est resté informé des immenses difficultés qui secouent Fortis. Depuis le plan de solvabilité décidé fin juin 2008, dont l’accueil fut catastrophique, la pression ne cesse d’augmenter sur les dirigeants du groupe, du moins au Benelux. (…) La presse en vient à demander la démission de Jean-Paul Votron, voire celle de Maurice Lippens. Après tout, c’est le second qui a placé le premier au sommet de Fortis.

Cette tornade finit de semer la zizanie à la tête du bancassureur. Entre Maurice Lippens et Jean-Paul Votron, le courant ne passe plus, le doute a définitivement effacé la confiance des premiers temps. Au début du mois de juillet, le président s’en était ouvert à son chief executive officer :

– Je me demande si c’est une bonne chose pour Fortis que tu restes et je crois qu’il serait bon que tu te poses la même question.

– Tu as peut-être raison, répondit d’abord Jean-Paul Votron dans un soupir.

Le patron de Fortis ne demeurera pas longtemps sur ce demi-aveu de faiblesse. Il se reprend vite et, dans les jours qui suivent, travaille d’arrache-pied avec Gilbert Mittler à la mise au point d’un plan de bataille pour Fortis. La crise est là, aiguë, mais il a des idées pour relancer la machine et n’entend pas une seconde rendre son tablier. Jean-Paul Votron revient donc chez Maurice Lippens pour le lui signifier.

 » Maurice, tu as deux options possibles. Option A, tu me gardes comme CEO, tu me laisses faire mon métier et gérer la crise. Il y a des mesures importantes à prendre, certaines ne sont pas populaires mais ça ne me fait pas peur. J’ai d’ailleurs un plan à proposer au conseil et je veux rester pour l’exécuter. Mais pour ça, il faut que le conseil me protège des pressions extérieures, de la presse, des activistes, pour que je puisse me concentrer sur mon véritable job, gérer la crise. Option B : c’est très simple, le conseil estime que la pression est trop forte sur moi et qu’il vaut mieux pour Fortis que je parte. C’est à toi et au conseil de choisir. « 

Carré comme souvent avec Jean-Paul Votron, le propos a le mérite d’être clair mais il finit de convaincre Maurice Lippens sur un point : le CEO est à cran, il n’a plus la tête froide. Il croyait Votron ouvert sur la question de son départ et le voilà qui donne l’impression de s’accrocher envers et contre tout. Le président ne comprend décidément plus son CEO mais, comme toujours avant une décision importante, il consulte les uns et les autres pour se forger un avis.

Au rang des fans de Jean-Paul Votron, Gilbert Mittler fait valoir qu’on ne change pas le capitaine au milieu de la tempête et que l’actuel patron est l’homme qu’il faut pour gérer cette crise sans précédent. C’est aussi l’avis de Rana Talwar, l’un des administrateurs qui comptent au conseil. Ex-ponte de Citibank où il a fréquenté et apprécié Jean-Paul Votron, l’Indien basé à Londres le soutient sans réserve. Plus mesuré comme à son habitude, le numéro deux de Fortis, Herman Verwilst, estime pour sa part qu’il n’est pas nécessaire de se défaire du chef de file.  » Qu’il y ait des choses à corriger, soit, mais c’est un bon CEO « , dit-il à Maurice Lippens.  » Au cas où, serais-tu prêt ?  » glisse tout de même le président. La perspective n’entre pas du tout dans les plans de Verwilst. A 60 ans, le Gantois est sur les rotules après dix-huit mois de course ininterrompue, sans le moindre repos. Il s’imagine au contraire lever le pied graduellement jusqu’au printemps 2009, époque à laquelle il se verrait bien raccrocher. A l’inverse, Filip Dierckx plaide la séparation, non sans se positionner comme successeur. Entre deux randonnées dans les King Leopold Ranges, Philippe Bodson donne, lui aussi, sa lecture des événements : même si c’est injustifié, Votron doit partir car il incarne la méfiance du marché et de l’opinion publique envers Fortis.

Le président finit par se ranger à cet avis. Bien sûr, avec le subprime et ABN Amro au milieu du gué, ce n’est pas le moment idéal pour changer de patron. Mais l’actuel dirigeant fait davantage partie du problème que de la solution. De son côté, Jean-Paul Votron, se doutant de ce que Maurice Lippens lui réserve, est bien décidé à vendre chèrement sa peau. Une guerre froide s’est installée entre les deux hommes, au point qu’ils ne se parlent même plus. Ils se rencontrent tout de même une fois, non pas dans leurs bureaux, distants de vingt mètres l’un de l’autre, mais dans un cabinet d’avocats, avenue Louise, où chacun est venu accompagné de son conseil. C’est là que Lippens découvre avec stupeur les grandes lignes du plan concocté par Votron. L’air est devenu irrespirable au sommet de Fortis et le président décide de convoquer un conseil sans attendre. Il ne reste plus à Philippe Bodson qu’à rentrer dare-dare au pays. (…)

Votron joue son va-tout

(Au conseil fixé au 11 juillet 2008) Jean-Paul Votron n’est pas venu plaider un quelconque aménagement de surface, il déploie au contraire la grosse artillerie. Aux grands maux les grands remèdes : son plan propose de faire la révolution chez Fortis.  » 85 000 personnes, 50 pays, 10 millions de clients, sommes-nous gérés par des activistes ?  » La question placée par le CEO en tête du document qu’il remet à chacun situe sa vision du problème. Pour aller de l’avant selon lui, il est urgent de séparer le rationnel de l’irrationnel.  » Il y a sur Fortis une énorme pression émotionnelle mais je n’ai pas le temps de m’en occuper « , lance-t-il. Il suggère que son numéro deux, Herman Verwilst, se charge de cet aspect de la crise : communiquer avec les particuliers et les médias, rassurer le monde extérieur. Lui-même entend se concentrer sur ce qu’il considère comme les priorités internes. Il y a d’abord le plan de solvabilité, qu’il s’agit d’appliquer sans délai et qu’il faudra peut-être compléter par de nouvelles mesures, prévient-il. Il y a ensuite l’intégration d’ABN Amro que Jean-Paul Votron propose d’accélérer pour avancer l’échéance finale de six mois, à la mi-2009. Il y a enfin la nécessité de revoir radicalement la structure même de Fortis. Le patron développe alors sa vision d’une banque recentrée sur ses métiers de base : l’assurance, la banque de détail, les PME…(…) La banque de demain, plaide Jean-Paul Votron, sera low cost et fondamentalement commerciale. Pour y parvenir, Fortis doit s’alléger et, en particulier, réduire la voilure dans la Merchant Bank, la banque d’affaires et d’investissement. Une phase de réduction des coûts s’impose donc, que Jean-Paul Votron situe à 10 %.

Les membres du comité n’ont pas besoin d’un dessin pour situer les conséquences de ce qui vient d’être dit : dans un groupe de services financiers employant 80 000 personnes, réduire les coûts de 10 % revient à licencier à très grande échelle. C’est bien la dernière chose dont Fortis a besoin en ce moment, se dit Maurice Lippens. Son CEO boucle son exposé sur une envolée qui laisse plusieurs administrateurs pantois.  » Mon désir est de rester et je crois que mon départ pourrait avoir des conséquences très négatives sur Fortis. Mais si votre choix est de vous passer de mes services, alors je vous souhaite bonne chance avec qui que ce soit. Simplement, je ne pense pas que quelqu’un, au sein de Fortis, soit capable de gérer cette crise mieux que moi. D’ailleurs, il n’y a qu’un type en Europe qui puisse gérer cette boîte : moi. « 

La Chute de la maison Fortis, par Joan Condijts, Paul Gérard et Pierre-Henri Thomas, éditions J.-Cl. Lattès, 270 pages. Présentation du livre par ses auteurs, le mercredi 6 mai à 18 heures, à la librairie Filigranes, 39-40, avenue des Arts, à 1040 Bruxelles.

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