Les historiens s’en vont en guerre

Marianne Payot Journaliste

Et si Jeanne d’Arc n’était pas morte à Rouen, si Napoléon n’était pas enterré aux Invalides… En ces temps de doute et de crise, les légendes, plus ou moins folles, se multiplient. Piqués au vif, des universitaires français contre-attaquent. Et signent.

Vent de révolte chez les historiens français, de plus en plus exaspérés de voir des récits iconoclastes – et à leurs yeux fallacieux – jeter le trouble et les rumeurs les plus folles, relayées par la télévision, se propager. Après avoir, longtemps, balayé d’un revers de main les  » pseudo-enquêtes  » mettant à mal la vérité officielle, ils se jettent peu à peu dans la mêlée. En octobre 2008, la très sérieuse Colette Beaune, professeure émérite à Paris X et auteure d’une biographie de la Pucelle d’Orléans publiait un Jeanne d’Arc. Vérités et légendes dont le bandeau rouge,  » Pour en finir avec ceux qui racontent n’importe quoi !  » annonçait la couleur. Ce mois-ci, c’est au tour de Jacques Macé et de Thierry Lentz de faire le point sur la mort de Napoléon, tandis que Jean-Marie Salamito, professeur d’histoire du christianisme antique à Paris IV-Sorbonne, a pris sa plume pour fustiger les  » chevaliers de l’Apocalypse « . Des colères salutaires, car voilà autant d’ouvrages concis et accessibles aux néophytes.

A l’ordre du jour, donc, quelques grandes figures de l’historiographie et de la mémoire françaises propres à enflammer les polémiques et à alimenter les  » mythographes « , pour reprendre le vocable de Colette Beaune. Ainsi, Jeanne d’Arc serait née des amours adultérines entre Isabeau de Bavière et Louis, duc d’Orléans ; variante, par ailleurs cumulable : elle ne serait pas morte sur le bûcher de Rouen, le 30 mai 1431, et aurait survécu sous le nom de Claude des Armoises. Napoléon, lui, aurait été empoisonné à l’arsenic sur son île de Sainte-Hélène ; quant au million de  » napoléondolâtres « , ils défileraient aux Invalides devant la dépouille – substituée à celle de l’Empereur – d’un certain Cipriani. Jésus, de son côté, n’aurait cessé d’être trahi par les chrétiens et l’Eglise. Corneille, enfin, aurait été le nègre de Molière (voir illustration page 77). Des assertions pas toujours récentes, mais qui connaissent aujourd’hui un regain de vitalité.  » Les crises fragilisent, analyse Anthony Rowley, éditeur chez Perrin. Après l’accalmie des années 1960 et 1970, imprégnées de positivisme et de déterminisme, l’époque actuelle, marquée par l’angoisse millénariste elle-même relayée par le 11 septembre 2001 et les peurs climatiques, est propice aux fantasmes – comme, hier, la Grande Dépression ou la guerre froide. Tous ces ouvrages qui frisent avec la théorie du complot sur l’air d' »on nous cache tout, on nous ment » anticipent et amplifient les réflexes intellectuels des gens désorientés. « 

Quelle que soit la statue déboulonnée, les arguments développés de part et d’autre sont toujours similaires. Les pourfendeurs de la  » vérité officielle  » disent s’en prendre aux institutions, crispées sur leurs certitudes, aux  » gardiens du temple « , invoquent l' » intime conviction  » et parlent de  » scénario plausible « . Du côté des universitaires patentés, qui reprochent intrinsèquement – et quoiqu’ils s’en défendent – à leurs contradicteurs de ne pas être de vrais historiens, on met en avant la faiblesse méthodologique, l’insuffisance de preuves et des péchés de débutants (l’anachronisme et le syllogisme).  » L’historien n’a pas la part belle, résume Colette Beaune, il a besoin de confirmation par la source, tandis que, pour le mythographe, l’hypothèse suffit.  »  » Nous acceptons tous les débats, renchérit Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, mais il ne faut pas inverser la charge de la preuve. C’est à ceux qui contestent les thèses avérées d’étayer leur démonstration.  »  » Pas du tout, rétorque Franck Ferrand, auteur de L’Histoire interdite (promettant notamment des révélations sur Alésia, Jeanne d’Arc ou encore Napoléon), l’un des livres qui ont mis le feu aux poudres. Le doute doit bénéficier à l’accusé, c’est-à-dire aux remises en question. A partir du moment où une version des choses devient incertaine, pourquoi ne pas essayer de toucher la vérité. D’autant que, pour Napoléon, c’est facile : nous avons la réponse à portée de main.  » Et de demander l’expertise des cendres exposées aux Invalides.

Ce n’est pas tant Franck Ferrand (simple  » porte-parole  » de cette tendance) que Lentz et Macé étrillent dans leur réfutation – remarquablement claire – des théories  » empoisonniste  » et  » substitutionniste « . Ils visent plutôt le stomatologue suédois Sten Forshufvud, le milliardaire canadien Ben Weider, l’économiste René Maury, le photographe Georges Rétif de La Bretonne, l’avocat Bruno Roy-Henry, longue cohorte, d’hier et d’aujourd’hui, déterminée à ébranler, à coups de mèches de cheveux, de masque mortuaire et de dimensions de cercueil (le Cluedo napoléonien), la  » grande conspiration du silence « .

Bel activisme aussi du côté des contempteurs de la bergère officielle, qui, dès le xviie siècle, ont propagé des rumeurs discordantes. Outre la jolie guerre en dentelles entre les Armagnacs (partisans du dauphin Charles), pour qui la Pucelle était une prophétesse, et les Bourguignons (alliés des Anglais), aux yeux desquels Jeanne était une sorcière manipulée par le diable ou par Yolande d’Aragon, les thèses de l’origine royale et de la survivance de la donzelle de Domrémy ont très vite fleuri. Mars 2008 : le sang – froid – de quatre universitaires ne fait qu’un tour après la projection sur Arte d’un docu-fiction inspiré, notamment, du livre des journalistes Marcel Gay et Roger Senzig, L’Affaire Jeanne d’Arc (Florent Massot). Criant à la manipulation, ils cosignent une tribune incendiaire dans Le Figaro. Et deux d’entre eux, Olivier Bouzy, docteur en histoire médiévale, et Colette Beaune, s’emploient à convertir le grand public avec, chacun, un énième ouvrage sur la question.

C’est un autre documentaire, toujours sur Arte, qui a déchaîné le courroux de Jean-Marie Salamito. L’Apocalypse, série télévisée à succès du duo Jérôme Prieur et Gérard Mordillat consacrée aux chrétiens et à l’Eglise, tout comme leur livre à quatre mains Jésus sans Jésus relèveraient, selon le professeur de la Sorbonne, de la déformation de l’histoire et de la polémique antichrétienne. Dans un bref et didactique ouvrage, il affirme  » accepter le combat  » et dénonce, textes à l’appui, les intentions des deux écrivains cinéastes, auxquels il reproche de faire des chrétiens des agitateurs antijuifs, sinon antisémites, et volontiers collaborateurs de l’Empire romain.  » Salamito stigmatise nos partis pris, mais il en a tout autant, rétorque Jérôme Prieur. Il est vrai que nous ne défendons pas sa lecture chrétienne. Alors, quand nous parlons de la transformation par les chrétiens du royaume annoncé par Jésus en un royaume spirituel ou encore de l’appui décisif du pouvoir romain, nous le choquons. En fait, il y a un peu de la chasse gardée là-dedans : à ses yeux, le débat, réservé à une chapelle universitaire, ne peut être porté sur la place publique. « 

Anthony Rowley, lui, se réjouit de ces polémiques.  » Qui, mieux que les historiens, peut se défendre ? Alors, oui, j’encourage les gens qui ont la colère créatrice à venir chez nous « , poursuit malicieusement l’éditeur de Lentz et de Beaune. Pour l’heure, c’est avec sa casquette d’historien auteur que le professeur (à Sciences po) Rowley s’amuse. Et si on refaisait l’histoire ? C’est sous ce titre para-footballistique qu’il nous propose, avec son compère Fabrice d’Almeida, professeur d’histoire contemporaine à Paris II, quelques savoureuses uchronies. Que se serait-il passé si Ponce Pilate avait épargné Jésus, si les Arabes avaient triomphé à Poitiers, si Jeanne d’Arc était morte à Orléans, si Louis XVI avait réussi sa fuite à Montmédy, si l’Allemagne avait gagné la guerre en septembre 1914, ou encore si Israël avait été rayé de la carte en 1973 ? Le ciel serait-il tombé sur la tête de nos historiens ?

 » Nous ne sommes pas des zazous, dit en souriant Rowley. Chaque fois, nous partons d’un événement qui questionne et d’une hypothèse plausible. Ainsi, j’ai travaillé pendant deux mois sur l’hypothèse où la guerre de 1914 n’aurait pas eu lieu, mais j’ai fini par jeter le chapitre : c’était du n’importe-quoi, car l’Autriche-Hongrie était définitivement décidée à en finir.  » Résultat, le pari de l’exercice est tenu. En déconstruisant les faits, les auteurs apportent une réflexion passionnante sur les possibles de l’Histoire et mettent, notamment, en lumière les traits fondamentaux de la nation française.

C’est là toute la gageure des universitaires d’aujourd’hui : mêler le jeu intellectuel et le sérieux académique, instruire en distrayant des Français toujours aussi friands d’histoire, bref, comprendre que vulgarisation ne rime pas forcément avec vulgarité.

Jeanne d’Arc. Vérités et légendes, par Colette Beaune. Perrin, 240 p.

La Mort de Napoléon. Mythes, légendes et mystères, par Thierry Lentz et Jacques Macé. Perrin, 228 p.

Les Chevaliers de l’Apocalypse.

Réponse à MM. Prieur et Mordillat, par Jean-Marie Salamito. Lethielleux/Desclée de Brouwer, 162 p.

L’Histoire interdite. Révélations sur l’histoire de France, par Franck

Ferrand. Tallandier, 208 p.

Jésus sans Jésus. La christianisation de l’Empire romain, par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. Seuil/Arte éditions, 274 p.

Et si on refaisait l’histoire ?, par Anthony Rowley et Fabrice d’Almeida. Odile Jacob, 224 p.

marianne payot

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