Les griffes d’un papivore

Gérard Lhéritier est l’un des plus gros acheteurs d’autographes du monde. Verlaine, Einstein, Napoléon, Hemingway… Il aurait accumulé pour près de 500 millions d’euros de joyaux, que sa société Aristophil revend ensuite au prix fort à de petits épargnants. Enquête sur un étrange empire de papier.

On entend le fracas des tambours depuis le boulevard Saint-Germain, à Paris. En s’approchant, on découvre deux rangées de gardes napoléoniens en grande tenue autour d’un long tapis rouge menant à un somptueux hôtel particulier. Bienvenue à l’inauguration de l’Institut des lettres et des manuscrits. En ce 24 avril, le maître des lieux, Gérard Lhéritier, accueille ses très chics invités au pied d’un immense portrait de Napoléon. Et c’est un peu comme si l’ancien fils de plombier était sacré empereur des lettres parisiennes. Voici Rachida Dati, maire du VIIe arrondissement, qui s’avance vers lui, juchée sur d’interminables talons bleus. Puis Patrick Poivre d’Arvor, inamovible  » parrain  » de toutes ses entreprises littéraires. Et encore l’académicien Marc Fumaroli, l’ancien ministre Christian Estrosi, le Goncourt 1994, Didier Van Cauwelaert, président du tout nouvel institut.

La silhouette hitchcockienne de Gérard Lhéritier va de l’un à l’autre, aux anges. Sous les lustres en cristal de la longue enfilade de salons, tout ce que Paris compte d’experts en autographes, de représentants de Sotheby’s ou de Christie’s et de  » vedettes  » est venu faire allégeance à l' » empereur du manuscrit « . Cette petite folie, où il va organiser expositions et  » événements « , lui a coûté la bagatelle de 34 millions d’euros. Il a soufflé au nez et à la barbe du Qatar cet hôtel de la Salle. Depuis des siècles, l’adresse officielle de la demeure était le 21, rue de l’Université. Lhéritier a eu une idée simple mais géniale : il a réactivé une entrée secondaire qui débouche sur le… 2, rue Gaston-Gallimard ! Désormais, de sa terrasse, lui, le petit autodidacte venu de Lorraine, peut jauger d’égal à égal la dynastie centenaire des éditeurs de Proust et de Gide, installée de l’autre côté de la rue.

Gérard Lhéritier a bâti un empire de papier. Cet homme à l’oeil acéré et au sourire malin est l’un des plus gros acheteurs de manuscrits du monde – Hugo, Baudelaire, Gauguin, Kafka, Goethe, Verdi, aucune gloire n’échappe à son chéquier. Il règne aujourd’hui sur 88 000 manuscrits. La Lloyds les aurait assurés pour quelque 500 millions d’euros. Un demi-milliard. Sa société, Aristophil, dépense plus de 100 millions d’euros par an en manuscrits, avant de les revendre à une armée de petits épargnants (17 000 à ce jour). Chiffre d’affaires pour 2012 : 175 millions d’euros.

On l’a vu acheter une lettre de Charlotte Brontë pour 822 000 euros chez Christie’s, à Londres, en 2011. Trois ans plus tôt, il avait déboursé 3,2 millions d’euros chez Sotheby’s, pour s’offrir le manuscrit du Manifeste du surréalisme et quelques autres broutilles d’André Breton. Le chiffre d’affaires de certains libraires de luxe parisiens a explosé grâce à lui. Et pourtant, à peine l' » empereur du manuscrit  » a-t-il le dos tourné que tout ce petit monde vous murmure, inquiet :  » Si un jour le système s’effondre, ce sera un cataclysme !  » (voir l’encadré page 86).

A 65 ans, cet aventurier a eu plusieurs vies. Engagé à 19 ans dans l’armée, il passera huit années comme sous-officier à Verdun et à Tübingen (land de Bade-Wurtenberg), avant de se reconvertir dans les assurances.  » C’est un vendeur-né qui adore tout ce qui brille « , confie l’un de ses anciens collaborateurs. Il se lance dans le diamant, à Strasbourg, avant de passer aux timbres, à Monaco.

Et puis, un beau jour, Gérard Lhéritier se découvre la passion des manuscrits.  » J’ai commencé par acheter des lettres de Théophile Gautier, de Victor Hugo et d’Edouard Manet écrites du temps où ils étaient prisonniers du siège de Paris et, en 1990, j’ai décidé de lancer Aristophil « , raconte-t-il. A première vue, le principe de cette société est simple : via une armée de courtiers qui sillonnent la France (le cabinet Finestim place à lui seul plus de 100 millions d’euros de  » produits  » Aristophil par an), de  » petits  » épargnants achètent en indivision des lots de manuscrits. C’est la formule Coraly’s. Ticket d’entrée : 1 500 euros. A ce prix-là, ces jours-ci, vous pouvez acquérir une part du portefeuille  » les Grandes Heures du génie humain  » (Baudelaire, Freud, Matisse, mais aussi Pétain, Gainsbourg ou Gerbert de Montreuil…) Mais vous le partagerez avec… 6 799 autres épargnants ! Et les manuscrits ne seront pas entre vos mains, mais dans un coffre d’Aristophil ou une chambre forte des établissements Chenue, au nord de Paris.

Argument déterminant : au même titre que les oeuvres d’art, cet investissement est défiscalisé et n’entre pas dans le calcul de l’ISF. Aristophil fait miroiter de substantiels intérêts annuels à la clé : une étude disponible sur son site Internet annonce  » une évolution régulière autour de 9,9 % par an « , quand bien même la société verserait plutôt autour de 5 à 6 %.  » Si, au bout de cinq ans, l’épargnant souhaite revendre ses parts, nous les lui rachetons, en lui versant des intérêts « , confirme Jean-Pierre Guéno, directeur de la culture d’Aristophil. Néanmoins – et c’est un point capital -, rien n’oblige contractuellement la société à racheter les parts de ses  » indivisaires « , même si elle semble toujours l’avoir fait jusqu’à présent.

Parallèlement, Aristophil a lancé un musée des Lettres et Manuscrits, boulevard Saint-Germain, à deux pas du tout nouvel institut. Son petit frère a aussi vu le jour, à Bruxelles, dans le très chic passage Saint-Hubert. On peut y admirer les joyaux du fonds et des expositions temporaires.  » C’est très malin, car, avec une telle appellation, tout le monde pense qu’il s’agit d’une institution publique « , observe Anne Lamort, présidente du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne.  » Ces musées ne sont que des vitrines destinées à attirer des investisseurs, juge sévèrement Bernard Bousmanne, conservateur en chef à la Bibliothèque royale de Belgique. Un musée qui vend des pièces au public, c’est étrange et problématique.  »

D’ailleurs, selon nos informations, la Bibliothèque royale de Belgique a récemment refusé de prêter au musée des Lettres et Manuscrits un certain nombre de documents pour une exposition Verlaine. Furieux, Gérard Lhéritier a écrit une longue lettre au directeur général. Avec un argument de poids :  » La Bibliothèque nationale de France va nous prêter des trésors de portée mondiale « , y révèle-t-il. Il est vrai qu’Aristophil a fait don de 2,5 millions d’euros à la BNF, en 2011, pour permettre l’achat d’un somptueux ouvrage du XVe siècle, la Vie de sainte Catherine d’Alexandrie… Un don (défiscalisé à 90 %) que Bruno Racine, président de la BNF, a accepté, mais qui a fait grincer quelques dents dans le milieu des conservateurs.

Ce mécénat fait partie d’une stratégie de notabilité savamment pensée, dont l’acquisition de l’hôtel particulier dans la rue Gaston-Gallimard constitue le point d’orgue : partenariat avec la Fondation de France, réception à l’Académie française par Hélène Carrère d’Encausse, remise solennelle à la ville de Nice d’un manuscrit du général de Gaulle, journaux inondés de campagnes de publicité, coéditions avec Gallimard, organisation des Rencontres internationales des lettres et des manuscrits, ou encore vidéos sur YouTube, où un très sérieux professeur de droit, Jean-Jacques Daigre, et trois des plus célèbres experts en manuscrits français viennent vanter le système Aristophil…  » Le code de déontologie de notre profession interdit expressément d’invoquer la spéculation comme argument « , fait pourtant observer Anne Lamort.

Bien que la Banque de France ait favorablement noté Aristophil (B3 +), la très officielle Autorité des marchés financiers (AMF) ne semble pas tout à fait du même avis que ces experts. Dans un communiqué du 12 décembre 2012, elle appelait  » les épargnants à la plus grande vigilance  » à propos de certains  » placements atypiques « . En tête de ses recommandations, les  » lettres et manuscrits « . Difficile, en effet, de ne pas penser à Aristophil, leader hégémonique sur le marché. Et de suggérer aux épargnants :  » Posez-vous la question de savoir comment, et par qui, est réalisée la valorisation (prix d’achat ou de vente) du produit proposé.  »

Question cruciale, en effet. On a souvent accusé Gérard Lhéritier d’acheter très cher en salle des ventes.  » Mais que voulez-vous, en décembre dernier, quand les enchères montent jusqu’à 187 500 euros pour une lettre codée de Napoléon menaçant de faire sauter le Kremlin, c’est parce qu’il est impératif de conserver en France cette pièce de grande valeur historique et qu’il y a deux Russes qui enchérissent contre moi « , fait-il valoir. A juste titre.

Ce n’est pas tant à l’achat que les prix d’Aristophil peuvent étonner. C’est à la revente.  » Nous nous appuyons sur des experts reconnus « , plaide Jean-Pierre Guéno. Certes, mais comme il arrive à ces mêmes libraires-experts de vendre des pièces ou des collections à Aristophil… Prenons quelques exemples. En 2004, Gérard Lhéritier achète chez Sotheby’s les 69 pages du manuscrit de Cellulairement, de Paul Verlaine. Prix : 300 000 euros. Six ans plus tard, il le revend à ses épargnants… 1,4 million d’euros !  » C’est un peu comme si un courtier achetait de l’or au cours officiel et décidait de le revendre quatre fois plus cher à ses clients « , observe un expert parisien.  » Nous avons valorisé ce manuscrit en l’exposant et en publiant un magnifique catalogue « , se défend Jean-Pierre Guéno. Un catalogue, coédité par Gallimard, qui a fait éclater de rire tous les  » rimbaldiens  » dès la première page : à propos de la fameuse dédicace de Rimbaud à Verlaine sur un exemplaire d’Une saison en enfer, les auteurs écrivent qu’elle est de Verlaine et figure sur le manuscrit de Cellulairement !

Autres exemples de  » valorisations  » : une lettre de Van Gogh, achetée 250 000 euros chez Sotheby’s en 2007, est revendue 867 000 euros cinq ans plus tard aux clients d’Aristophil. Mieux, un rarissime manuscrit de 54 pages, où Einstein élaborait sa théorie de la relativité, acquis 559 000 dollars chez Christie’s, à New York, en 2002, sera tout d’abord estimé à 15 millions de dollars, avant de monter jusqu’à… 28,5 millions ! On dit qu’à ce prix-là ni un célèbre collectionneur suisse ni François Pinault, approchés, n’en ont voulu. Ce sont donc les  » petits  » épargnants d’Aristophil qui devraient l' » acheter « …

 » C’est absurde, analyse un expert parisien. Ce manuscrit d’Einstein est passé en vente chez Christie’s New York, le meilleur endroit au monde pour ce type de pièce, non pas une, mais deux fois, à quatre ans d’intervalle. S’il valait si cher, les vrais connaisseurs auraient au moins fait monter les enchères la seconde fois.  » Commentaire de l’un de ses confrères :  » Aristophil est hors marché, dans un circuit fermé où l’on ne revend jamais à l’extérieur. Personne n’achèterait leurs manuscrits à des prix si fous. Que se passerait-il si de nombreux épargnants demandaient à sortir du système en même temps ? « 

JÉRÔME DUPUIS

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