» Les gens ont l’impression que les élites cadenassent le débat « 

Oui, on doit pouvoir critiquer l’immigration sans être traité de raciste. Même chose avec la finance ou l’Europe. Faute de quoi, on nourrit le populisme.

Jérôme Jamin, politologue à l’Université de Liège et spécialiste des populismes, explique combien l’affaire Trullemans est le reflet d’un discours anti-élites qui croît en Europe, mais aussi en Belgique francophone.

Le Vif/L’Express : L’affaire Trullemans est-elle le reflet d’une marmite belge francophone qui bouillonne, avec des expressions racistes et une tentation populiste ?

Jérôme Jamin : Il faut distinguer les deux choses même s’il y a des liens entre elles. Il y a effectivement un populisme à l’oeuvre dans tous les pays de l’Union européenne qui se traduit par un discours anti-élites à la gloire du peuple. Il existe tant à droite qu’à gauche et on peut très bien être populiste sans être raciste.

On constate, par ailleurs, une expression raciste plus libérée, c’est vrai, mais aussi une diabolisation plus forte de cette parole et donc, pour des raisons tactiques, l’apparition d’un langage codé pour y échapper. En tenant des propos racistes en public, on risque désormais une condamnation, mais aussi d’être très vite taxé de racisme avant même que les circonstances, le contexte et l’intention de l’auteur ne soient clairement établis. Cela donne une impression d’exécution collective.

L’enjeu est de veiller à ce que l’immigration ou l’islam restent des thèmes au sujet desquels on puisse s’exprimer de façon critique. Quand l’ancien président du MR Daniel Ducarme affirmait que  » l’intégration est un échec en Belgique « , on l’a traité de raciste, ce qui n’est pas du tout le cas même si ces propos sont simplistes. On devient raciste lorsque l’on associe systématiquement des comportements sociaux avec des caractéristiques physiques :  » femme voilée, femme soumise « ,  » musulmans donc intégristes « ,  » Arabe donc voleur « …

Cette parole bridée peut-elle nourrir le populisme ?

Le fait de ne pas pouvoir parler d’un thème peut donner l’impression que les  » élites  » cadenassent le débat. Le peuple souffre de la crise mais on lui reproche des propos simplistes sur l’Europe ou les banques. Les gens se posent des questions sur l’immigration ou l’islam, mais ils ont l’impression qu’on ne peut pas en parler sans risquer de paraître raciste. Il estiment, à tort à mes yeux, que ce sont le Centre pour l’égalité des chances ou les grands partis politiques qui s’octroient le droit de dire ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.

Beaucoup de partis populistes ou d’extrême droite affirment que l’antiracisme est une invention du politiquement correct pour faire taire les critiques contre l’islam. Cette notion du  » politiquement correct  » a été importée des Etats-Unis où elle avait été formalisée par les conservateurs culturels au début des années 1990. C’est cette littérature qui, de façon plus dramatique, est tombée entre les mains d’Anders Breivik, le tueur d’Oslo. Sans basculer dans ces extrêmes, c’est sur cette base-là que certains considèrent que nos élites imposent le  » politiquement correct  » au point de sanctionner lourdement celui qui défie la  » bonne parole  » comme M. Trullemans.

Il existe un certain nombre de problèmes liés à l’immigration : les centres fermés, le radicalisme de Sharia4Belgium, les agissements de certains groupes, etc. Ce doit être possible de le dire sereinement à condition que l’on ne fasse pas d’amalgames : chacun de ces problèmes mérite une réaction adaptée et la généralisation ne fait qu’aggraver la confusion.

Cela ne vaut-il que pour l’immigration ?

Ce sentiment qu’une élite cadenasse la discussion vaut pour quatre thématiques : l’islam, l’immigration, la construction européenne et la finance.

Le député franc-tireur libéral Alain Destexhe a brisé un tabou en publiant un livre attaquant les syndicats…

C’est un autre exemple intéressant. Le poids des syndicats est tel que beaucoup de gens hésitent à les attaquer frontalement. Un collègue de l’UCL en a fait jadis l’amère expérience : il a été fortement controversé après avoir rédigé un texte très critique à leur égard. Cela fait partie de ces questions que l’on ne peut aborder sereinement, ce qui donne du grain à moudre à une offre politique anti-élites. Ici aussi, il n’y a pas un problème avec les syndicats – qui a mes yeux sont parfois plus importants que les partis pour préserver certains droits démocratiques – mais en revanche, il y a des abus ou des problèmes qu’il faut pouvoir dénoncer sans être taxé d’anti-syndicaliste.

Politiquement, du côté francophone, il n’y a pas encore de percée populiste significative, si ce n’est peut-être le PTB à gauche ?

Oui, à condition de bien recadrer le populisme sur sa dimension critique radicale des élites. Je connais bien le porte-parole du PTB et je sens qu’il y a une tentation pour aller encore plus loin contre le rejet du système et des grands partis, à l’image de Mélenchon (le numéro un du Front de gauche, en France) qui titrait un de ses livres Qu’ils s’en aillent tous ! Le PTB avait d’ailleurs fait une campagne, il y a quelques années, intitulée  » Non au cirque politique « . Dans certaines villes, il a aujourd’hui réussi à créer une brèche en se présentant comme la  » vraie gauche  » contre la  » fausse gauche  » incarnée par le PS, ou contre le système, et naturellement, il hésite à franchir le pas  » populiste « . Pour le moment, il reste prudent, il sait très bien que c’est prendre un risque.

A droite, ce qui est assez particulier en Belgique francophone, c’est qu’il existe un accord tacite entre les quatre partis traditionnels pour discréditer toute personne qui se trouverait à droite du MR. Les trois premiers n’ont pas plus envie d’un nouveau concurrent que le MR, qui pour sa part risque gros étant donné le vide énorme qui subsiste entre lui et l’extrême droite pour accueillir un vrai parti conservateur. Ce fut le cas lors de l’apparition du Parti populaire de Modrikamen qui a été écarté presque naturellement par les quatre partis traditionnels et en raison de ses dissensions internes. Le jour où le MR décidera qu’il a un intérêt politique à soutenir l’apparition d’une force conservatrice à sa droite, tout pourrait changer.

La meilleure illustration, n’est-ce pas ce qui se passe en France avec le FN ?

Petit rappel d’abord, c’est Mitterrand qui a facilité l’apparition du FN en lui donnant l’accès la télévision afin d’affaiblir la droite. Aujourd’hui, on voit bien que le rapprochement entre l’UMP et le FN devient envisageable. Tout est prêt : Sarkozy a assuré que Le Pen  » est compatible avec la République  » et au FN, on a rangé les positions qui dérangeaient, on n’est plus homophobe, on rejette l’antisémitisme, etc. Le jour où le label  » extrémiste  » tombera, on sera en France avec une domination forte de la droite. On voit très bien ici comment un label d’analyse politique  » extrême droite  » pèse sur la politique…

Ce qui est également très dangereux, c’est la prétendue laïcisation du discours de l’extrême droite que j’étudie beaucoup pour l’instant. Cela met les laïques très mal à l’aise car leurs valeurs progressistes sont récupérées. L’extrême droite fait un véritable hold-up sur le vocabulaire laïque. La caricature du musulman dans le discours du FN est pourtant plus violente que ce que Jean-Marie Le Pen osait dire des étrangers dans les années 1980. Un individu qui adhère à l’islam tel que défini par Marine Le Pen est au mieux un fou, au pire un adepte de Ben Laden, de la lapidation, de la violence conjugale, de l’excision, de la torture des animaux, etc. Bref, un individu peu recommandable dont il faut se méfier…

Une des caractéristiques du populisme n’est-ce pas de prétendre que l’on a raison, seul contre tous ?

Pas spécialement. Je dirais plutôt que le populisme tente en général de remplacer le clivage  » gauche – droite  » par un clivage opposant ceux qui sont pour le système et ceux qui sont contre le système.

ENTRETIEN : OLIVIER MOUTON

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