Les financiers de demain ont le bourbon

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

La crise du capitalisme débridé ébranle-t-elle les préceptes de l’économie de marché, enseignée comme une religion révélée aux économistes et banquiers de demain ? Le Vif/L’Express a poussé les portes d’auditoires de nos universités pour y sentir si l’humeur était à la contestation et au bouillonnement…

Religieusement, ils prennent note du désastre qui défile sous leurs yeux. L’atmosphère matinale est tristounette dans cet auditoire de la Louvain School of Management, sur le site de l’UCL. La leçon du jour de l’économiste Bruno Colmant sent la fin de règne : la crise, qui met les milieux financiers sens dessus dessous, s’invite au programme. Deux heures durant, celui qui est aussi le patron de la Bourse de Bruxelles, analyse la déconfiture financière sous toutes les coutures. En anglais, of course… Griffonnés à la craie sur le tableau noir ou projetés sur écran, schémas et graphiques se succèdent. Truffés de courbes plongeantes, pimentés de concepts abscons pour le commun des mortels. Les chiffres s’égrènent, synonymes de pertes financières plus affolantes les unes que les autres. Effet domino, risque systémique,  » credit crunch « …. Tout paraît si dramatiquement aveuglant.

L’assistance encaisse sans broncher. Ni le lieu ni le moment ne se prêtent aux états d’âme ou aux cris d’orfraie. Les arcanes des mécanismes implacables du marché mobilisent les esprits de ces étudiants en master d’ingénieur de gestion. Ils ne portent pas encore le complet veston ou le tailleur chic de circonstance. Mais le monde de la finance leur tend déjà les bras. Parmi ces têtes déjà bien pleines, se terrent peut-être les Votron, Tilmant et autres banquiers de demain. Pour l’heure, ces futurs cadres sup’ assistent, impassibles, à la lourde chute de leurs aînés. A la faillite de leurs savants montages financiers. L’onde de choc n’ébranle pourtant guère la jeune génération studieuse.  » On a un peu l’impression d’avoir été mené en bateau « , glisse tout de même Michaël, 23 ans.  » Certains profs nous avouent qu’ils pressentaient le crash depuis un an. Dommage qu’ils se soient tus à l’époque « , ricane Anthony, 21 ans. L’humeur ambiante ne dépasse pas le stade d’une perplexité toute relative. Les lois du marché, enseignées comme autant de préceptes à ne pas transgresser, ont beau se dérober sous les pieds de ces étudiants : le questionnement reste timide. Encore moins contestataire. En tout cas à mille lieues de ce début de fronde qui avait secoué les facultés françaises d’économie, au printemps 2000. Lorsque, pétition et lettre ouverte à l’appui, des étudiants des grandes écoles avaient alors ouvertement remis en cause l’enseignement de l’économie, qu’ils ravalaient au rang de  » discipline autiste « , déconnectée des réalités sociales. Le mouvement avait fait long feu. L’orthodoxie avait vite repris ses droits sur les campus de l’Hexagone.

Lucidité désabusée

Même broyée par l’étau de la crise financière,  » la main invisible du marché  » ne desserre pas son étreinte sur les auditoires.  » Nous sommes très formatés, très conditionnés par une pensée homogène « , déplore Anthony. A l’instar de ses camarades, il se sent un peu livré à lui-même pour décoder le chaos ambiant.  » Les profs nous invitent à comprendre par nous-mêmes.  » C’est sur l’insistance d’étudiants que l’une ou l’autre leçon est consacrée à ce sujet d’une brûlante actualité. La lucidité désabusée d’Anthony est partagée dans les travées de la salle de cours :  » Le côté technique de notre formation prend largement le pas sur la dimension humaine « , regrette France, 21 ans, pourtant bien décidée à  » se faire les dents  » dans un cabinet d’audit. La tempête financière ouvre timidement les yeux de certains. Nicolas, 22 ans, en retient avant tout  » le côté bling-bling de tous ces codes de bonne gouvernance  » qui montrent aujourd’hui leurs limites. Tous ne poussent pas la réflexion jusque-là.  » Nous, on nous prépare à devenir immédiatement opérationnels dans les boîtes qui nous engageront « , tranche Michaël. Point barre.

Autre campus, même indifférence. Alpagué à l’interruption d’un cours consacré au métier de la banque, un groupe d’étudiants en master de la Solvay Brussels School of Economics and Management (SBS-EM) de l’ULB ouvre des yeux comme des soucoupes quand leur est posée la question manifestement incongrue :  » Ce qu’on pense de ce qu’on nous enseigne ? Ben, bof… à vrai dire, on sait pas trop. Faut nous excuser, on est actuaires…  » Rideau.

Bruno Colmant croit pourtant percevoir plus qu’un frémissement parmi les étudiants.  » Je sens chez eux une réelle interpellation. Comme s’ils étaient conscients qu’un monde ancien se disloquait.  » Eric De Keuleneer, professeur à la Solvay Business School de l’ULB, voit même poindre une dimension subversive dans la réflexion qui enfle.  » Mieux que leurs aînés, les jeunes saisissent la nécessité d’une remise en cause du système. Cette crise n’est pas vécue comme un simple accident de parcours.  » Elle ne fouette pas pour autant le désir d’une ère radicalement nouvelle. L’intention de pulvériser le système et d’en concevoir un qui soit moins incertain ou même plus vertueux, n’est pas à l’ordre du jour.  » Le message de ces jeunes est plutôt de dire :  » Nous allons bientôt prendre les commandes ! » Je ne ressens pas d’aspiration à retrouver une stabilité qui serait considérée comme une valeur refuge « , poursuit Bruno Colmant. L’éthique des affaires, si malmenée, n’agite que modérément les consciences.  » Les étudiants analysent la spéculation sans dimension affective, plutôt sous l’angle de la sanction éventuelle en cas de revers de fortune.  » Ce que Michaël confirme volontiers :  » La spéculation nous est enseignée comme une manière d’investir et ne nous est jamais déconseillée. Celui qui perd, tant pis… « 

Où est le problème ?

Gare aux apparences. Certains apprentis économistes bouillonnent dans leur for intérieur. Ceux-là sont heureux de trouver des lieux pour vider gentiment leur sac. Ce jour-là, le thème du séminaire de la professeure d’économie de l’UCL, Isabelle Cassiers, annonce la couleur : une dizaine d’étudiants en master sont invités à s’épancher sur  » les régulations macroéconomiques et les finalités de la croissance « . Tout un programme… L’orateur du jour a vite fait de captiver l’auditoire : Philippe Ledent a laissé au vestiaire sa casquette d’économiste chez ING pour livrer sa lecture personnelle de la crise, en tant que chargé de cours à l’UCL. La financiarisation de l’économie, la foi en l’efficience absolue des marchés, la fascination du modèle anglo-saxon, sont passées à la moulinette de la crise. Les étudiants boivent du petit lait, s’animent. Sophie ouvre le feu, pose la question qui brûle toutes les lèvres :  » Existe-t-il des théories alternatives ?  »  » Oui, mais elles ne trouvent guère d’écho « , concède Philippe Ledent. Hochements de tête et sourires entendus ponctuent les interventions. Jean-Baptiste, la mine philosophe, clôture la discussion par la réflexion qui tue :  » Si on accepte la forte croissance des marchés, il faut aussi accepter leur chute brutale. C’est la logique : ça s’écrase, et puis ça remonte. Où est le problème, finalement ?  » Le problème, Marie croit l’avoir cerné :  » Beaucoup d’étudiants en économie n’ont pas vraiment envie de s’engager dans la voie qu’on leur trace. Mais ils ont du mal à trouver des alternatives. Et ils finissent par bosser dans une banque au Luxembourg.  »

PIERRE HAVAUX; P. Hx.

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