Les fantômes de la mémoire

Pour inaugurer sa fête aux métissages, la Foire du Livre de Bruxelles a eu la bonne idée d’inviter la romancière cubaine Zoé Valdés. Exilée d’un pays trop aimé pour qu’elle y soit persona grata, cette rebelle flamboyante, au seuil de la quarantaine, vit depuis 1995 à Paris où elle avait déjà effectué des missions culturelles. Rentrée à Cuba en 1990, elle y a exercé un rôle important dans le monde du cinéma, notamment comme scénariste, avant de quitter à nouveau l’île pour incompatibilité d’humeur confirmée avec le régime du « Comédien en chef ». C’est sous ce sobriquet théâtral que l’auteur de La Douleur du dollar – un des sommets de son oeuvre déjà fort copieuse – désigne Fidel Castro dans son dernier livre, Les Mystères de La Havane. Si l’on en croit Zoé Valdés, cette volonté de ne jamais le nommer relèverait d’une croyance locale selon laquelle prononcer un nom, c’est ajouter à la vie de celui qui le porte. Voilà qui est clair et introduit au mieux ces textes où les « mystères » expriment tant les magies entretenues par la tradition animiste de tout un peuple que l’esprit de résistance et de fidélité qu’ils incarnent pour celle qui les raconte. Et qui, mieux encore, les féconde de son propre imaginaire, débordant de fantaisie, d’émotion ou de rouerie, et enjoué par le continuum d’une sensualité portée à s’épanouir, sans chichis, sans manières, dans les nus enchantements de l’érotisme.

Zoé Valdés donne d’ailleurs le ton dans une introduction où elle évoque ses propres affinités avec les épiphanies de l’au-delà alors qu’à Cuba, elle travaillait sur le journal de Carlos Manuel de Céspedes, une des figures les plus marquantes, avec le poète José Marti, des soulèvements contre la puissance coloniale de l’Espagne. Elle y confesse (sans contrition) la valeur ajoutée par ses soins et exprime aussi son ambition de faire revivre ces mystères pour entretenir la mémoire de la capitale et de permettre ainsi d’en mieux analyser l’histoire et la culture.

Les récits qui remontent le temps depuis les origines concernent davantage les deux derniers siècles, mais qu’est-ce que le temps dans un contexte où vivants et morts se fréquentent volontiers? Ou lorsqu’un poète condamné à mort vit toute une histoire d’amour durant le trajet de la balle entre son coeur et le canon du fusil? La plupart du temps, il s’agit moins de légendes ou de contes à l’européenne, savamment structurés, mais plutôt d’immersions de simples faits divers dans le réalisme magique (souvent suscité par la passion), ce qui rappelle davantage la densité évasive propre au genre de la nouvelle bien comprise. On y côtoie des figures connues, comme dans ce récit superbe où Eugène Sue, sa maîtresse métisse et le couple Cirilo Villaverde-Emilia Casanova (l’écrivain et la militante) vivent, à l’enseigne d’un rapport étrange entre réalité et fiction romanesque, une sorte de « songe d’une nuit d’été » dont le petit matin effacera le chassé-croisé amoureux. On passe de la femme coupée en morceaux par son amant jaloux ou du spectre libertin et farceur aux facéties de Pepito, pendant cubain de notre Thyl Uylenspiegel, porte-parole fictif de la grogne populaire face à l’oppression. (On le voit notamment faire bénir par le pape un buste du « Comédien en chef » – appelé aussi « XXL » à cause de la taille extra-large de ses discours – et devenir millionnaire en faisant payer deux dollars le crachat.) Et que dire des « quatre enfants Loynaz qui furent tous poètes »? Une fille qui jouait à se faire laide, un fils qui jouait à être mort, un autre – amoureux de Garcia Lorca – qui fuyait la lumière et la quatrième, Dulce Maria, poétesse consacrée par le prix Cervantes, morte en 1997 à 95 ans, qui, dans ses vieux jours, a gratifié de son amitié une jeune admiratrice: Zoé Valdés elle-même, qui fait ainsi irruption dans le récit et pour qui l’image et la dernière lettre de la vieille dame seront le lien le plus difficile à rompre sur le chemin de l’exil.

Laissons l’émotion pour revenir à la pugnacité et à la malice. Pugnacité, avec une diatribe, non pas contre la présence cubaine qui a fait de Miami une copie de La Havane finissant « par dépasser l’original », mais contre les tricheurs. Comme « l’Extravagante »: une garce qui avec la bénédiction du régime s’offre trois mois à Miami et soutire des dollars en risquant de fausses audaces « estampillées par le Comité central avant de se lancer dans du shopping à haute dose ». Ou comme « L’Ecrivaillon »: « conférencier typique, Je-Sais-Tout bouffi d’orgueil (…) expulsé de Cuba à coups de pied dans le cul » et « devenu à présent – pour suivre la mode – un pourfendeur de l’exil ». Quant à la malice, elle fait son lit, si l’on ose dire, dans une espèce de cours d’éducation sexuelle largement piégé doublé d’un manifeste sur le libre arbitre en matière de sensations. Avec la double circonstance « aggravante » que l’exposé fait par la partenaire d’un couple s’accompagne d’actions précises et allègrement variées (mais curieusement, sans nuire à la clarté de l’élocution) et que, d’autre part, la chute du récit prend toutes les allures d’un croc-en-jambe pervers.

Mais, cela dit, que veulent les fantômes de la mémoire? Sans doute y a-t-il dans tout exilé un Hamlet dont les déchirements suscitent l’appel de ces grandes ombres ancestrales. Conscience d’un peuple qui demande qu’on lui fasse justice. Et qu’on lui rende son âme et sa liberté.

Les Mystères de La Havane, par Zoé Valdés. Traduit de l’espagnol par Carmen Val Julian et Julie Amiot. Calmann-Lévy, 250 p.

DE GHISLAIN COTTON

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