Les fantômes de l’Oradour toscan

Le 12 août 1944, les SS massacrent 560 personnes à Sant’Anna. Cette affaire, qui a inspiré en partie le dernier film de Spike Lee, a abouti, en 2005, à la condamnation de dix Allemands. Huit vivent encore… libres.

L’église se dresse toujours là-haut, sur sa colline toscane. Pour y accéder, il faut emprunter une route de montagne, sinueuse au possible, jusqu’à la forêt de châtaigniers. Au détour d’un virage, le panneau indique  » Sant’Anna di Stazzema « , un hameau calme et silencieux, figé dans un deuil perpétuel depuis le 12 août 1944.

Ce jour-là, un samedi, de 200 à 250 SS arrivent à l’aube par les chemins escarpés. Devant l’église, ils rassemblent des enfants, des femmes, des vieux, 132 personnes au total. Un sous-officier ordonne au curé de lui dire où se trouvent les hommes. Don Lazzeri l’ignore. Il implore l’Allemand d’épargner les innocents agenouillés derrière lui, les mains jointes, en position de prière. L’officier pointe alors son arme et l’exécute d’une balle dans la tête. Les rafales de mitrailleuse fauchent ensuite les autres, tous les autres : les jeunes mamans, les gamins, les anciens…

Quand le vacarme cesse, les SS balancent des bancs et de la paille sur les corps, avant d’y mettre le feu. Une épaisse fumée drape de noir ce pays de petites gens, mineurs et paysans. Les lieux-dits alentour – Vaccareccia, Franchi, Colle… – puent déjà la mort et les cendres. Dans les fossés, les étables, les cours de ferme, les cadavres se comptent par centaines : Paolo (5 ans), Marisa (12 ans), Sofia (75 ans), Maria (3 mois)… tous exécutés ou brûlés vifs à la grenade incendiaire ou au lance-flammes. Ici ou là, d’autres enfants, marqués à jamais par l’odeur de chair brûlée, se cachent dans les bois en espérant la fin de la tuerie. Puis, vers midi, les SS repartent vers la plaine. Il fait beau. L’un d’eux joue de l’harmonica.

Regard d’acier et casquette à tête de mort

Ce massacre (560 morts) est loin d’être le seul commis à cette époque où les Allemands occupaient le nord de l’Italie. Afin de bloquer l’avancée des Alliés par le sud, ils avaient en effet mis en place la  » Ligne gothique « , une frontière militaire dressée d’ouest en est de la mer Ligurienne à l’Adriatique. Pour en faciliter le contrôle et couper la Résistance de tout soutien de la part des civils, ils pratiquèrent la politique de la terre brûlée. Des centaines de tueries, visant des civils, furent ainsi perpétrées : à Marzabotto (800 victimes), à San Terenzo (350), et aussi à Padule di Fucecchio (180).

A chaque drame ses souffrances, sa vérité. Mais celui de Sant’Anna, dont le réalisateur américain Spike Lee s’est inspiré pour son dernier film, incarne, à lui seul, le combat contre l’oubli. Au terme d’une enquête d’exception, la justice italienne a identifié, et condamné par contumace, dix Allemands. Parmi eux, Gerhard Sommer, suspecté d’être le sous-officier de l’esplanade de l’église. Cet homme de 87 ans vit aujourd’hui du côté de Hambourg, mais sa photo de jeunesse, regard d’acier et casquette à tête de mort, le renvoie à son passé de SS. Comme d’autres éléments du dossier, ce cliché a traversé les époques au fil d’une histoire digne d’un roman…

Dès que les Alliés prennent le contrôle de la région, à la fin de l’été 1944, ils sont alertés au sujet de Sant’Anna. Un officier britannique en fait état dans l’un de ses comptes rendus. Envoyés sur place, des enquêteurs de l’armée américaine mentionnent dans leur rapport des  » maisons brûlées  » et des  » ossements de femmes et de jeunes enfants « . De rares témoins racontent ce qu’ils ont vu, devant l’église et ailleurs. L’ampleur du massacre s’explique en partie par la présence de nombreux réfugiés venus d’autres régions. Ainsi, la plupart des 132 victimes de l’église étaient des personnes étrangères au village, logées dans l’école voisine.

Les enquêteurs interrogent également un déserteur allemand, Willi Haase. Tout en niant avoir participé à l’opération, ce SS de 19 ans confie en avoir parlé avec ses compagnons d’armes. Selon lui, ils auraient agi sur ordre de leur hiérarchie, parfois à contrec£ur. L’opération leur avait été présentée comme une action contre des résistants. Le nom d’un SS apparaît déjà dans ces procès-verbaux : Ger-hard Sommer.

L’enquête en est là, en décembre 1946, quand les Américains transmettent le dossier aux autorités italiennes. A charge pour elles de poursuivre la procédure. Ce qu’elles feront pendant quelques années, puis plus du tout… Le pays, à peine sorti du fascisme, souhaite tourner la page et veut éviter de froisser l’Allemagne de l’Ouest, nouvelle alliée des Occidentaux. Ajoutons les pesanteurs judiciaires, peut-être aussi la négligence des magistrats, et voilà le dossier  » provisoirement archivé  » en 1960.

Les survivants eux-mêmes finissent par se résoudre au silence. Il y a bien des cérémonies du souvenir, le 12 août de chaque année, et des visites ministérielles devant l’ossuaire édifié en 1948, mais l’essentiel – la vérité, la justice – demeure enfoui. Les rescapés se confient d’autant moins que la présence auprès des SS de quelques Italiens, simples porteurs de munitions ou collaborateurs plus zélés, ravive les haines locales. Les habitants se déchirent également à propos des résistants : ont-ils, par leur stratégie de harcèlement dans l’arrière-pays, une responsabilité, même indirecte, dans la furie allemande ?

Il faut attendre 1994 pour que les documents d’époque sortent des oubliettes et permettent d’en savoir plus : 695 dossiers poussiéreux, portant sur autant de tueries, sont en effet découverts, presque par hasard, dans une armoire du parquet général militaire de Rome. Le scandale est tel que les autorités s’activent enfin : 214 de ces dossiers, dont celui de Sant’Anna, aboutissent ainsi au parquet militaire de La Spezia (Ligurie). Le procureur Marco De Paolis s’attelle à ce travail de titan.  » J’ai constitué une équipe d’une dizaine d’enquêteurs bilingues, et nous avons établi des relations de confiance avec nos homologues allemands « , relate-t-il au Vif/L’Express.

Les survivants se font rares, bien sûr, mais ils sont enfin prêts à parler. Pour l’Histoire. Pour eux-mêmes, aussi. Depuis ce maudit samedi de 1944, la vie a fait d’eux des parents, puis des grands-parents, mais le temps n’a pas fait son £uvre d’oubli. Ils peinent toujours à retenir leurs larmes devant leurs photos d’enfance, du temps où Sant’Anna et ses 400 habitants vivaient au rythme des saisons.

Sur la quarantaine de rescapés encore recensés, Le Vif/L’Express a pu en rencontrer quatre. A chacun son histoire, ses blessures : Cesira Pardini, vieille dame au regard doux – elle avait 17 ans en 1944 – a vu mourir sa mère et vainement tenté de sauver sa s£ur Maria, un bébé de 20 jours ; Enrico Pieri (74 ans), président de l’association des victimes, se souvient des cris ( » Raus ! « ,  » Schnell ! « ), et de sa soudaine solitude d’orphelin, l’année de ses 10 ans ; Mauro Pieri, 12 ans en 1944, évoque la mort de sa mère, de ses frères, sa lutte pour survivre ; Enio Mancini, lui, doit la vie à un jeune SS qui l’avait incité à fuir… Au village même, cette libération de la parole s’accompagne d’un bel effort de mémoire. La région et la municipalité soutiennent le musée local, installé dans l’ancienne école, non loin de l’église.

La relance judiciaire ne tarde pas à produire ses effets. Au début des années 2000, les enquêteurs italiens se déplacent à plusieurs reprises en Allemagne. Peu à peu, la  » cible  » se précise : le 35e régiment de la 16e division SS. Des noms émergent : Schöneberg, Bruss, Schendel, Sonntag, Rauch, Sommer…  » Je les ai tous interrogés avec mes collègues de Stuttgart, se souvient le procureur De Paolis. Disons que notre enquête les ennuyait… Nous parlons là d’anciens SS, de gens plus durs que les soldats, d’hommes qui ne se sont jamais repentis, qui n’ont jamais collaboré.  » L’un d’eux, Alfred Concina, reconnaît sa présence à Sant’Anna, et admet que ce fut une  » grande saloperie « , mais il nie avoir tué qui que ce soit. Sommer, lui, rechigne à parler, si ce n’est pour dire :  » Les ordres étaient les ordres.  »  » Un seul, Ludwig Göring, a reconnu avoir tué 25 femmes à la mitrailleuse, précise le magistrat italien. Il a dit avoir agi sur ordre, sous peine d’être fusillé. Je lui avais promis l’immunité s’il venait témoigner en Italie, mais il a renoncé au dernier moment sur les conseils de son avocat. « 

Un autre ancien SS, auquel le procureur garantit l’impunité, accepte en revanche de venir au procès organisé à La Spezia en 2005. En présence des survivants, Adolf Beckert raconte qu’il avait été chargé de surveiller les abords de l’église. De l’endroit où il se trouvait, il aurait assisté à la scène, mais sans y participer. A la barre, le vieil homme ne peut retenir ses larmes. Son épouse, présente dans la salle, demande pardon à la nièce d’une victime. Celle-ci, Claudia Buratti, lui répond :  » Je remercie votre mari d’être venu, mais je ne peux pas pardonner. « 

Un massacre prémédité, planifié

Grâce à ces témoignages et aux éléments d’enquête, la vérité affleure, le scénario s’affine. Celui d’un massacre prémédité, organisé, planifié ; en aucun cas une opération militaire classique. Les SS, pour la plupart très jeunes, sont arrivés par quatre chemins différents, avec un armement important et des lance-flammes. Ils ont procédé de manière coordonnée, de hameau en hameau. Et, même si certains ont peut-être rechigné à obéir, l’ordre était bien d’éliminer toute trace de vie.  » Pour les Allemands, la lutte contre la Résistance était un prétexte formel, assure le procureur. Ce n’est pas la faute des résistants s’il y a eu un tel massacre. « 

En 2005, à La Spezia, Sommer et neuf autres anciens SS ont été condamnés, par contumace, à la prison à vie. Depuis, deux d’entre eux sont décédés. Il reste à savoir si les huit autres, qui vivent en Allemagne, purgeront un jour cette peine dans leur pays. Les survivants de Sant’Anna le souhaitent, mais sans haine.  » Vous savez, confie le président de leur association, Enrico Pieri, je ne pense pas qu’au fond d’eux ces gens-là soient vraiment tranquilles et sans remords. « 

De notre envoyé spécial; Philippe Broussard Reportage photo : Tommaso Bonaventura/Contrasto/Réa

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