Les fantômes de l’affaire Fortis

Didier Reynders, l’homme à abattre, résiste, sourire en coin, aux suspicions d’ingérence politique dans le cours de la justice. Pour Fortis, le n°2 du gouvernement tirait toutes les ficelles, mais en limitant sa prise de risque. La majorité n’a pas souhaité le bousculer, au Parlement. Pas question de faire chuter, encore, le gouvernement.

Lorsqu’il est question de Fortis, décidément, la raison d’Etat est plus forte que tout. On n’en saura pas davantage sur ce qui affole les médias depuis plusieurs semaines, désormais : des ténors politiques avaient-ils exercé des pressions insoutenables sur les magistrats appelés à statuer sur la légalité des opérations de vente de l’ancien fleuron bancaire ? C’était il y a quelques mois à peine. Fin décembre, l’éphémère gouvernement d’Yves Leterme avait touché le sol en pleine crise économico-financière. Seuls deux de ses membres éminents ne s’étaient pas relevés : l’ex-Premier ministre lui-même et son ministre de la Justice Jo Vandeurzen, tous deux anciens présidents du CD&V.  » Victimes  » politiques d’une sale affaire de non-respect de la séparation des pouvoirs, dont la haute magistrature sort actuellement indemne.

La justice se retranche derrière ses belles certitudes ; les premiers magistrats du pays ne justifient ni n’assument leur part de responsabilités dans cette affaire  » Fortis  » aux multiples ramifications. Le monde politique est plus courageux. Les démissions ont été expresses et le Parlement a poussé très (trop ?) vite l’investigation. Aux conditions posées par la majorité orange-bleue-rouge, certes, une commission d’enquête a auditionné ministres et chefs de cabinet. Un rapport sensible sera voté la semaine prochaine, moins de trois mois avant un nouveau passage aux urnes. Son principal mérite sera d’établir noir sur blanc les coups de fil, man£uvres ou pressions politiques visant à anticiper, puis à influencer le cours de la justice. Les faits parlent d’eux-mêmes. Oui, les proches lieutenants d’Yves Leterme et de Jo Vandeurzen ont accepté ce sale boulot. On imagine qu’avec la faillite de Fortis en point de mire, ces commis de l’Etat pensaient agir en sauveurs. A tout le moins, leurs patrons auraient dû rappeler les principes sacrés fondant une justice indépendante. Et, foin d’hypocrisie, tous les vice-Premiers ministres auraient dû recommander un minimum de sérénité en ces temps difficiles.

Le CD&V est tombé sur son maître

Le CD&V n’obtiendra pas, maintenant, la rédemption de ses deux héros du début des années 2000, Leterme et Vandeurzen. Le  » géant de Flandre  » aux pieds d’argile ira aux élections régionales avec ce handicap. Meurtri par l’exercice de ce pouvoir qu’il aime tant. Frustré, sans doute. Quant au président du MR et n° 2 des gouvernements présent et sortant, Didier Reynders, il a passé le cap le plus délicat. Lundi, au Parlement, un CD&V revanchard et le PS d’Elio Di Rupo tout entier mobilisé face à l’ennemi du moment avaient l’occasion d’épingler  » le  » cerveau de toute l’opération Fortis. D’indiquer à la face du monde que c’était, lui, Reynders, qui avait tout contrôlé, de la vente du monument bancaire à la défense poussive de l’Etat en justice, face à une horde d’actionnaires mécontents.

Mais, au-delà des apparences, Reynders jouait sur du velours. Au cours de son audition devant la commission d’enquête parlementaire, le grand argentier n’a été interrogé par aucun élu de la majorité, hormis quatre petites questions de la députée socialiste Karine Lalieux. Silence complet au CDH, mutisme profond du CD&V, surveillance passive des amis libéraux ! Souriant, presque détendu, Didier Reynders a pu marteler cent fois qu’  » à aucun moment, ni lui ni son chef de cabinet n’ont bénéficié d’une connaissance préalable des décisions judiciaires ou exercé la moindre pression sur des magistrats « . Pour contester, il aurait fallu organiser des confrontations entre chefs de cabinet, pousser l’interviewé dans ses derniers retranchements, exhumer les petits secrets des coulisses du pouvoir. Impossible pour Ecolo et l’opposition flamande, bien préparés, cependant. Manifestement, la majorité désormais guidée par un sphinx respecté, le CD&V Herman Van Rompuy, avait décidé de préserver Reynders. Pour une raison bien simple : si le ministre/président de parti avait été pris en défaut, le gouvernement tout entier aurait à nouveau tremblé sur ses bases. Impensable, une deuxième fois, sur le même dossier Fortis.  » C’est l’ironie de la situation, résume un ministre. Seul mon parti, le MR, est tenté par l’organisation d’élections fédérales anticipées, en juin prochain, en même temps que les régionales. Là, le MR pourrait compenser ses difficultés à briser l’axe PS-CDH en Wallonie et s’imposer comme le principal moteur de la famille libérale, candidate au leadership à l’échelle du pays. « 

Reynders a-t-il menti ?

Ces semaines étranges de la fin 2008 garderont leur part de mystère. Scénario le plus vraisemblable ? Quand éclate la crise financière, l’été dernier, le pays est gouverné par le tandem Leterme/Reynders. Le ministre des Finances, juriste, doué pour les chiffres, est l’homme de la situation. Contrairement à Leterme, décevant, contesté depuis belle lurette, il dispose de personnes-ressources – notamment ses anciens chefs de cabinet – à plusieurs endroits stratégiques. Il faut un  » comité de pilotage  » pour vendre Fortis ? Un proche de Reynders. La Société fédérale de participation et d’investissement (SFPI) s’impose comme le bras armé du gouvernement ? Dirigée par un fidèle. L’Etat se désigne un avocat ? C’est Reynders qui choisit Christian Van Buggenhout, ancien curateur de la Sabena, homme de confiance. Car le feuilleton de l’année tourne mal. La vente à Fortis est vivement contestée. Elle devient l’affaire des tribunaux. Comment continuer à contrôler la situation ? Voyons, qui mobilise les collègues, le 6 novembre 2008, quand les ennuis se précisent ? C’est Olivier Henin, chef cab’ des Finances, alerté par Van Buggenhout ! L’entourage de Reynders doit savoir qu’un petit substitut du procureur du roi, Paul Dhaeyer, nommé par le… CD&V, va oser contredire la ligne gouvernementale et dénoncer le démantèlement de Fortis. Chez Reynders, on tire les ficelles, on imagine divers scénarios. Sans s’exposer : mari et frère de magistrates, le patron du MR sait comment éviter les ingérences grossières. Pas les collaborateurs de Leterme et Vandeurzen, semble-t-il.

L’enquête pénale déjà sabotée ?

A elles seules, les pressions exercées sur le substitut Dhaeyer illustrent les différences d’attitude ou de prise de risque. Un collaborateur de l’ex-Premier Leterme cherche à intimider le magistrat bruxellois dès le 28 octobre 2008 et il lui rappelle le sens des responsabilités, le 6 novembre, soit avant qu’il ne prononce son avis (négatif) sur la vente à Fortis. Circonstance aggravante : d’après nos informations, l’émissaire aurait fait directement allusion à l’enquête pénale Fortis – les anciens dirigeants de la banque ont-ils manipulé les marchés financiers et trompé les actionnaires en cachant l’état de santé précaire de l’institution ? – enquête dont Dhaeyer, chef du parquet financier, assure la coordination.  » On  » ne s’y prendrait pas autrement pour saboter à la base l’investigation la plus délicate de ces dix dernières années.

Les  » informateurs  » de Reynders se montrent, tout au moins, plus prudents. Même s’il conteste cette version des faits, l’avocat Van Buggenhout aurait assimilé Dhaeyer à une  » cible « , mais c’était après son avis ultramédiatisé du 6 novembre…

Quel a été le rôle exact de l’insaisissable avocat de l’Etat, si proche du MR, bien introduit au tribunal de Commerce de Bruxelles ? Van Buggenhout est-il sorti de ses prérogatives ? Ce mercredi 11 mars, l’homme attendu au tournant s’est contenté d’une déclaration écrite aux membres de la commission d’enquête parlementaire, refusant de prêter serment. Des députés de l’opposition auraient aimé couper court à toute rumeur, interroger  » le  » fantôme, dont tout le monde parle et qu’on voit partout. Mission impossible, encore une fois.

Philippe Engels

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