Les émeutes, et après ?

Il n’y a pas de hasard aux montées de fièvre de cette fin d’été, à Molenbeek. Mais les diagnostics divergent. Quant aux remèdes… Reportage dans une commune sous tension.

Il a suffi d’une étincelle. Et, à deux reprises pendant le ramadan, les rues de Molenbeek se sont enflammées, comme un torchon imbibé d’essence. Des dizaines de jeunes, armés de pierres et de pavés, ont fait trembler la commune sur ses fondements. De Ribaucourt au Karreveld, toutes les conversations tournent encore autour de ça, alors que le calme est revenu depuis plusieurs jours. Les Molenbeekois veulent comprendre.

Du côté des autorités, on refuse de parler d’émeutes. On évoque les  » incidents « . Des incidents qui auraient été prémédités par un noyau de petits caïds du quartier maritime, enclavé entre le boulevard Léopold II et le site de Tour et Taxis.  » Des kets à problèmes, spécialisés dans le trafic de stups « , explique le commissaire Johan Berckmans. Révélateur : des câbles de caméras de surveillance ont été cisaillés juste avant le déclenchement des hostilités.

A l’abandon depuis des années, le quartier maritime ressemble à une zone de non-droit, malgré le démenti des autorités.  » Très peu de mes collègues y patrouillent, car ils savent qu’ils ne sont pas les bienvenus, avoue un policier, sous couvert de l’anonymat. C’est un cercle vicieux : le terrain est laissé aux trafiquants et l’insécurité augmente.  » Significatif : on ne peut entrer dans la pharmacie du bas de la rue Vanderstichelen qu’après avoir sonné et montré patte blanche, à l’instar d’une bijouterie… Depuis le printemps, dans le quartier, on entend aussi parler du  » Maritime Gang « .

L’année dernière, une quinzaine d’ASBL ont été fermées par Philippe Moureaux, grâce à une prérogative rarement exercée par les bourgmestres. Des ASBL bidon, pour la plupart des coffee-shops, qui servaient de couverture aux dealers. Ces fermetures dans le quartier maritime seraient à l’origine des  » incidents « . Depuis la fin du mois d’août, le renfort de la présence policière dans ce coin de Molenbeek ne doit cependant pas arranger le commerce des caïds…

Alors, manipulation de la part de quelques dealers ? Sans doute. Mais on ne peut résumer les émeutes à cela ni à la période sensible du ramadan. Car, si le feu a pris aussi vite, c’est que le terreau est inflammable.  » Les flics nous regardent, nous contrôlent et ça me donne envie de casser tout « , déclare Hakim, 22 ans. Symbolique : lors des violences du 17 septembre, les jeunes ont lancé des pavés dans la grande vitre de l’entrée du commissariat principal, rue des Facteurs, et dans celle de la banque Dexia, place des Etangs Noirs. Les jeunes en ont ras le bol.

Sous le soleil de fin septembre, excepté la présence renforcée des gardiens de la paix, la tension n’est pas palpable dans le Molenbeek historique, autour de la maison communale, du commissariat et dans les rues commerçantes. Un quartier joliment rénové, au mobilier urbain moderne, serti d’une vaste plaine de jeux. Chaussée de Gand, les hommes boivent tranquillement le thé sur le trottoir, les femmes conversent joyeusement, le GSM coincé entre l’oreille et le voile.  » Je vis ici depuis dix-neuf ans. Il y a quelques années, ce quartier n’était vraiment pas fréquentable. Cela s’est beaucoup amélioré « , témoigne l’abbé Daniel Alliet, qui habite dans l’ancien Café de la Paix, rue de l’Ecole. Championne en la matière, Molenbeek a bénéficié de onze contrats de quartier, depuis 1995.

L’offre d’activités sportives et culturelles est également impressionnante. Les deux salles de sport accueillent chacune près de 500 jeunes par semaine, en majorité des garçons âgés de 12 à 17 ans. Dernière-née : la Maison des cultures, rue Momaerts, vient tout juste d’inaugurer sa nouvelle salle de spectacle, avec Toots Tielemans, un ancien Molenbeekois. Cet écrin artistique est déjà fréquenté par toutes les communautés de Molenbeek. Les jeunes en difficulté sont particulièrement ciblés. Entre autres exemples : les travailleurs sociaux de la cellule de veille contre le décrochage scolaire gèrent actuellement 125 dossiers.

Les chiffres restent malgré tout éloquents : sur 87 000 habitants, la commune compte quelque 30 000 chômeurs, dont 40 % ont moins de 25 ans. La population est particulièrement jeune : 1 Molenbeekois sur 5 n’est pas majeur. Dans les écoles, les classes sont pleines. Le nouvel institut Machtens, construit en 2005, est déjà saturé. Idem pour les 600 places des écoles de devoir.  » Si, demain, on ouvre 200 places supplémentaires, elles seront aussitôt remplies, affirme Ali Benabid, de la Cellule de lutte contre l’exclusion sociale (CLES). Il faut davantage de moyens pour le parascolaire et l’aide aux devoirs, car souvent les parents des jeunes n’ont pas été à l’école.  » Dans le bas de Molenbeek, un habitant sur dix est un sans-papiers, selon l’abbé Alliet qui en héberge chez lui.

Après l’école, les perspectives d’emploi ne sont guère roses. Un jeune Molenbeekois sur deux est sans travail. Pour beaucoup, outre l’Onem, l’avenir professionnel se résume à la fonction publique ou à l’économie sociale. Dans le privé, ils sont souvent victimes du délit de sale gueule, comme le dénonce la dernière campagne du Centre pour l’égalité des chances (CECLR). Pas étonnant dès lors que le terreau soit inflammable. Fin août, des émeutiers ont incendié des voitures appartenant aux habitants des nouveaux lofts du quartier maritime. Sur les sonnettes des lofts, on ne trouve que des noms néerlandophones. Ceintes de hautes grilles, ces forteresses privées, dans lesquelles on pénètre en voiture, sont mal perçues par les jeunes du coin.

Parmi les associations qui sont presque toutes sous la coupe communale, une voix s’est élevée pour dénoncer la politique de Philippe Moureaux à Molenbeek. Celle de l’ASBL Repère, située en plein quartier maritime, rue Vanderstichelen, juste en face d’un loft forteresse. Pour Karim Amezian, un des deux bénévoles de cette ASBL, les émeutes révèlent l’échec de la politique occupationnelle de la commune.  » Les activités en place ne touchent pas l’identité des jeunes, regrette-t-il. Or, à 16 ou 20 ans, on a besoin avant tout de se construire, de trouver des repères, surtout lorsqu’on est entre deux cultures.  » Depuis cinq ans, l’ASBL Repère organise des soirées thématiques où les jeunes peuvent prendre la parole. Le soir des émeutes du 17 septembre, le thème était  » La révolte des jeunes « . La salle était bourrée à craquer.

Thierry Denoël

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