Les dessous d’une manip

On croyait clos le dossier des faux espions. Mais le juge a réentendu le PDG Carlos Ghosn et mis en examen un ancien du service de sécurité du groupe. Ce dernier se confie au Vif/ L’Express.

Marc Tixador a l’air perdu et la voix lasse de ceux qui sont passés de l’autre côté du miroir. Cet ex-membre du service de sécurité de Renault s’est trouvé au c£ur de la fausse affaire d’espionnage qui a ébranlé l’entreprise automobile en 2011. Il appartenait avec son collègue Dominique Gevrey à la direction de la protection du groupe (DPG), accusée d’avoir fabriqué de fausses preuves contre trois responsables de Renault. Gevrey, soupçonné d’être à l’origine de l’escroquerie, a été libéré en novembre dernier après avoir passé huit mois en prison, mais reste poursuivi. Et le second larron de l’affaire, Marc Tixador, jusqu’ici épargné, a été à son tour mis en examen le 23 juillet pour avoir obtenu illégalement des informations confidentielles provenant d’un fichier du ministère de l’Economie et des Finances, en l’occurrence celui qui recense tous les comptes bancaires ouverts sur le territoire français.

Quelques jours plus tôt, la direction de Renault annonçait le prochain départ de Patrick Pélata, ex-n° 2 du groupe, écarté de son poste en avril 2011. A l’évidence, le constructeur n’en a pas terminé avec cette sombre histoire. De son côté, le juge Hervé Robert, chargé de l’instruction, semble bien décidé à la tirer au clair. Il aurait déjà programmé pour la rentrée une nouvelle audition de Carlos Ghosn, le patron de Renault. En attendant, le témoignage de Marc Tixador aide à comprendre comment l’affaire s’est emballée.

Installé dans le bureau de son avocat, Me Versini-Campinchi, Tixador s’est confié au Vif/L’Express. Cet ancien policier de la brigade financière de Versailles, recyclé depuis 2001 dans le privé, se défend avec vigueur :  » J’ai été berné, clame ce grand gaillard de 56 ans, un peu lymphatique, à l’allure british. Je m’en rends compte aujourd’hui, tout le monde m’a manipulé : mon collègue Gevrey, la hiérarchie de Renault, jusqu’à la DCRI [NDLR : le contre-espionnage français], dont j’étais le correspondant depuis plusieurs années et qui ne m’a pas mis en garde malgré les éléments que je lui apportais. Ce n’est pas parce que je suis un ancien policier que je dois porter le chapeau. Ma seule « bêtise » consiste à avoir demandé à un ami de la PJ de Versailles de vérifier si les cadres mis en cause possédaient d’autres comptes bancaires en France. Je ne suis d’ailleurs mis en examen que pour cela et pas pour escroquerie. « 

L’ancien policier revient d’abord sur l’un des épisodes les plus incroyables et les plus méconnus de cette histoire. Gevrey disait avoir découvert l’existence d’un compte à Malte qui aurait permis au no 2 de Nissan, Toshiyuki Shiga, de détourner de grosses sommes d’argent, par l’intermédiaire de sociétés chinoises. Un compte intitulé Yamawaka, le nom à l’envers de la ville de naissance de Shiga ! Pourtant, soutient Tixador, Carlos Ghosn, le PDG de Renault, y a cru dur comme fer.  » Lorsque, le 6 décembre 2010, notre patron direct, Rémi Pagnie, un ancien de la DGSE, a prévenu Carlos Ghosn, celui-ci n’a pas paru surpris. Il aurait même déclaré : « Cela ne m’étonne pas, j’ai nettement l’impression que Shiga fait son beurre à Taïwan. » « 

A la suite de cette  » révélation « , Tixador informe pour la première fois la DCRI.  » J’ai demandé à mon contact habituel si ces sociétés chinoises étaient connues des services français. Il m’a répondu qu’elles « n’apparaissaient pas dans leurs basesà »  » Un mystérieux informateur de Gevrey, dont il refuse alors de donner l’identité, fournit pourtant des précisions de plus en plus extravagantes sur les comptes étrangers, conduisant à impliquer trois cadres français. Des informations payées très cher par Renault. Comment Tixador a-t-il pu croire à cette fable ?  » Je ne faisais que mettre en forme les données obtenues par Gevrey, proteste-t-il. Personne ne doutait de leur véracité. Je n’imaginais pas qu’on irait jusqu’à mettre à pied les cadres. Ces éléments, pour moi, ne représentaient pas des preuves.  » C’est Carlos Ghosn lui-même, assure-t-il, qui a donné l’ordre de licencier trois responsables du groupe soupçonnés d’espionnage, ce qui est fait le 3 janvier 2011.

Les services de renseignement entrent alors dans la danse. Selon l’ancien policier, ils interviennent très rapidement.  » Dès le lendemain de la mise à pied des cadres, la DCRI prend contact avec moi et une équipe débarque au bureau. Ils sont revenus en force le jour suivant. Quatre hauts responsables de Renault ont aussi rencontré Bernard Squarcini, le patron de la DCRI.  » Qui leur déclare, dans son langage imagé :  » Nous allons faire une soudure à froid.  » Ils vont également voir le coordinateur du renseignement à l’Elysée, Bernard Bajolet, qui les renvoie sur la DGSE. Pourtant, s’indigne Tixador,  » ce n’est que début mars 2011, peu avant ma garde à vue, que la DCRI m’a annoncé que tout était faux. Je suis tombé de l’armoire. Je suis incapable de monter un chantier pareil, je n’ai pas le niveau. Et je n’arrive toujours pas à croire que Gevrey ait pu faire ça tout seul. Il ne parle même pas anglais, or la plupart des statuts des sociétés qu’il citait, notamment chinoises, sont rédigés dans cette langueà « 

 » Très clairement, l’Elysée « 

Pour cerner les responsabilités, dans cette affaire, le juge Robert interroge longuement, pour la deuxième fois, le 14 juin dernier, le PDG de Renault, Carlos Ghosn. Un interrogatoire serré, qui porte notamment sur les investigations de la DPG concernant Toshiyuki Shiga. Le patron de Renault était, dit-il,  » consterné  » lorsqu’on lui a annoncé que Shiga était suspecté. Mais il aurait aussitôt  » manifesté son scepticisme « . Il ajoute qu’il n’a  » donné aucune instruction pour que des investigations soient poursuivies sur le no 2 de Nissan « . Mais il reconnaît qu’il a bien pris connaissance des tableaux établis par Tixador concernant les rémunérations de Shigaà Il s’agissait de  » compléter  » son information afin de préparer sa fameuse intervention au journal télévisé de TF 1, le 23 janvier 2011, où il a confirmé les assertions de son service d’enquête.

Le juge aborde alors le volet éventuellement politique de cette histoire. Un sujet sensible. Il demande à Carlos Ghosn si cette affaire n’aurait pas été une manipulation pour le faire démissionner. Il est vrai qu’à l’époque les rapports du PDG de Renault et de Nicolas Sarkozy étaient notoirement exécrables. Ghosn répond d’une façon assez énigmatique qu’une telle manipulation aurait été possible,  » sauf à considérer que ceux qui en étaient les initiateurs n’avaient pas le pouvoir de la mener à bout « . La question du juge fuse :  » Qui avait, selon vous, le pouvoir de la mener à bout ?  » Réponse de Ghosn :  » Très clairement, l’Elysée « à Conclusion du magistrat :  » Nous aurons l’occasion d’y revenir.  » La nouvelle audition prévue à la rentrée s’annonce instructive.

ERIC LAFFITE ET JEAN-MARIE PONTAUT

 » Je n’arrive toujours pas à croire que Gevrey ait pu faire ça tout seul « 

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