Les dents de la mer

L’échiquier politique flamand explose. Avant de subir une vaste recomposition? Peut-être. Mais, en attendant, l’électeur assiste à un spectacle plutôt affligeant

« Mettez des requins dans un espace confiné et donnez-leur de la viande fraîche tous les jours: ils cohabiteront sans difficulté. Imposez-leur un régime: ils se dévoreront entre eux. » Telle serait, de l’aveu même d’un cacique social-chrétien, l’ambiance au sein du CVP (désormais rebaptisé CD&V), contraint, depuis le mois de juillet 1999, à une cure d’opposition inédite. Ainsi, là où certains voudraient voir une « grande recomposition de l’échiquier politique flamand », d’autres ne constatent qu’une vulgaire curée.

1. Au sein même de l’ex-CVP d’abord: c’est bien l’incapacité des sociaux-chrétiens flamands à assumer leur mise à l’écart du pouvoir qui a servi de détonateur au grand chambardement actuel. Cela fait des mois, en effet, que Stefaan De Clerck, le président du CD&V, bataille pour maintenir une certaine cohésion dans ses rangs. Des mois, aussi, qu’il tente d’attirer des écologistes et des ex-membres de la Volksunie dans le giron de son parti. En vain: personne ne semble tenté par l’aventure. Pis: privées de pitance – le pouvoir, réputé pour apaiser les aigreurs les plus aigües -, ses ouailles se muent en féroces crocodiliens. Plus moyen, désormais, de jeter un voile pudique sur les dissensions historiques entre l’aile démocrate-chrétienne (incarnée, notamment, par Jean-Luc Dehaene, et particulièrement bien implantée au niveau local) et « les autres » (les « droitiers », emmenés par Herman et Eric Van Rompuy, dont l’influence, à la direction du parti, dépasse largement leur représentativité). Rien d’étonnant, donc, si certains (une première vague?) se sont décidés à quitter le navire ou ont été poussés vers la sortie: les « progressistes » Johan Van Hecke (l’ancien président du CVP exclu pour avoir entretenu certaines « conversations » avec Karel De Gucht, le patron du VLD), son ami Reginald Moreels, Paul Staes (ex-Agalev), des jeunes dissidents du CD&V-Jongeren, et l’ancien ministre Karel Pinxten, situé à la droite du parti mais irrité par les erreurs de stratégie du CD&V. Ces chrétiens écoeurés ont rejoint un nouveau mouvement, le NCD (Nieuwe Christen-Democraten), qui tiendra son congrès inaugural le 17 novembre. Ils tentent de convaincre les responsables du VLD de la nécessité de créer un « grand parti populaire et citoyen », au sein duquel les « chrétiens progressistes » pourraient faire entendre leur voix. Mais cela, c’est – peut-être – pour plus tard. Dans l’immédiat, les malheurs du CD&V inspirent à ses rivaux une stratégie nettement plus pragmatiqe: maintenir coûte que coûte le parti social-chrétien dans l’opposition sous la prochaine législature, afin de lui asséner le coup de grâce. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, certains libéraux, et pas les moindres, avaient songé à la possibilité de larguer les socialistes après la prochaine échéance électorale, pour se tourner vers des partenaires sociaux-chrétiens traditionnellement plus en phase avec leurs options socio-économiques. Le vent tourne décidément vite. En politique, la main tendue et le coup de poignard sont des gestes étonnamment proches…

2. Les questions existentielles (quel avenir pour un parti communautaire dans un paysage de plus en plus fédéralisé?) et les rivalités internes ont d’ores et déjà eu raison de la Volksunie. Celle-ci a éclaté en deux morceux: d’un côté, le N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie), la faction conservatrice et nationaliste incarnée par Geert Bourgeois; de l’autre, l’aile progressiste, emmenée par Bert Anciaux, ce gros faiseur de voix que les libéraux et les socialistes rêvent tous de s’approprier. Ce dernier groupe se constituera en vrai parti (on n’en connaît pas encore le nom) ce samedi 10 novembre, date de son congrès fondateur. Certains, en son sein, ont entamé des négociations avec le président libéral Karel De Gucht (lequel ne sait plus où donner de la tête) en vue d’un éventuel rapprochement futur au sein de ce fameux « parti populaire ». D’autres suggèrent un premier test électoral vierge de toute alliance. Voilà qui promet, sans doute, des débats animés. Restent, enfin, ceux (Johan Sauwens, Nelly Maes) qui, espérant jusqu’au bout que l’on éviterait l’éclatement de la Volksunie, ne se sont ralliés ni à Bourgeois, ni à Anciaux. Les voici, eux aussi, en quête d’une nouvelle chapelle.

3. Au VLD, le parti libéral flamand, tout n’est pas aussi rose que pourrait le laisser croire la cour assidue dont il fait l’objet. Son président, Karel De Gucht, est mû par un seul objectif: consolider la vocation encore neuve de son parti à être la première formation politique de Flandre. Cete position de leader – qu’il a âprement disputée au CVP lors des dernières législatives – est, en effet, encore fort fragile: le retournement conjoncturel et les responsabilités de Rik Daems, ministre libéral des Entreprises publiques, dans la faillite de la Sabena, porrait bien lui porter un coup. Certes, les sociaux-chrétiens confrontés aux affres de l’opposition vivent une crise sans précédent. Mais ils restent particulièrement bien implantés à l’échelon communal. En outre, l’alliance du VLD avec les socialistes et les écologistes a le don d’irriter certains de ses électeurs. Dans pareil contexte, il n’est pas étonnant que les libéraux éprouvent parfois quelques difficultés à afficher une position claire. Ils ont, certes, embrayé (laborieusement) sur le dossier de la dépénalisation partielle des drogues douces. Ils ont accepté, aussi, que l’on ouvre la discussion sur le mariage des homosexuels. Ils ont, surtout, adopté une attitude sans ambiguïté à l’égard du Vlaams Blok. Mais ils n’entendent pas pousser trop loin leur « recentrage » sur l’échiquier politique, et leurs capacités de mimétisme avec leurs « collègues » socialistes et écologistes ont des limites. Lesquelles se font sentir, par exemple, sur le dossier du droit de vote des étrangers actuellement débattu au Sénat. Avant de se lancer dans la grande aventure de l' »élargissement » et d’une véritable « refondation » du parti – laquelle pourrait déplaire à pas mal de ses électeurs « droitiers » -, nul doute que Karel De Gucht sera, d’abord, soucieux d’appâter d’éventuelles personnalités en déshérence, susceptibles d’élargir la base électorale libérale.

4. Au SP et chez Agalev, les deux maillons électoralement faibles de la majorité en Flandre, on se tâte sur la possibilité de s’unir de façon plus ou moins étroite et de constituer ainsi, avec les élus « progressistes » de la défunte Volksunie (voire avec certains démocrates-chrétiens) à la recherche d’une nouvelle chapelle, un « pôle de gauche ».

5. Le Vlaams Blok se fait particulièrement discret, ces derniers temps. Pourtant, son ascension électorale (15 % aux dernières élections législatives) constitue l’un des facteurs essentiels de décomposition de l’échiquier politique flamand. Le succès du Blok s’opère, en effet, au détriment des autres partis qui, à chaque élection, perdent un peu plus d’électeurs. Or, « cordon sanitaire » oblige, aucun parti démocratique n’est prêt à inviter le parti d’extrême droite au sein d’une majorité. Résultat? De plus en plus de formations politiques sont obligées de s’entendre pour former, ensemble, une majorité (quatre au gouvernement flamand, cinq à la Ville d’Anvers, par exemple). Pas de quoi faciliter la compréhension, par le citoyen-électeur, de la chose politique. Certes, on peut imaginer que les soubressauts politiques actuels du sérail démocratique flamand débouchent sur une éventuelle recomposition de l’échiquier en un pôle de centre-droit et un pôle de centre-gauche. Mais il est particulièrement difficile d’entrevoir les axes d’une réflexion de fond sous l’agitation actuelle, les mouvements en ordre dispersé, les exodes de personnalités et les querelles intestines. Pour le plus grand bonheur du Vlaams Blok?

6. Tout cela aura-t-il des conséquences sur le gouvernement fédéral et la vie politique francophone? « La question fondamentale que suscitent les remous de ces derniers temps en Flandre est la suivante: assiste-t-on à une recomposition – précédée d’une décomposition – du paysage politique flamand, ou plutôt à un changement de la nature même de tout le système politique? » s’interroge Vincent de Correbyter, le directeur du Crisp (Centre de recherche et d’information sociopolitiques). D’une part, les partis à identité confessionnelle (en Belgique et ailleurs) semblent condamnés par la sécularisation de la société. De l’autre, les partis libéraux adoptent un profil de plus en plus pluraliste, en ce compris dans le domaine socio-économique, sur lequel ils se profilaient traditionnellement à droite. Et si, au-delà des tentatives de « racolage », tout cela était le reflet de l’évolution qui s’opère au sein de la société belge, à savoir l’érosion des vieux clivages philosophiques et idéologiques? Mais cette évolution s’inscrit dans la durée. Pas de quoi provoquer des changements significatifs à court terme. Certes, en d’autres temps, l’agitation politique flamande aurait pu laisser augurer d’élections anticipées: l’été dernier, les états-majors des partis caressaient le projet d’appeler les électeurs aux urnes au printemps 2002. Mais voilà: la donne a changé. Quel responsable politique oserait-il affronter l’épreuve électorale quelques mois après la faillite de la Sabena – et une défenestration mnistérielle, celle de Rik Daems? -, au lendemain d’une présidence européenne dont le bilan médiatique s’annonce moins brillant qu’escompté et à l’heure du traditionnel contrôle budgétaire du printemps, qui s’annonce d’ores et déjà périlleux, récession oblige? Cela dit, les mouvements qui s’opèrent en Flandre, et particulièrement autour du VLD, ne sont pas sans rappeler l’évolution du PRL en fédération PRL-FDF-MCC. Daniel Ducarme, son président, affiche d’ailleurs son intention de poursuivre le mouvement d’intégration de ces trois composantes au sein d’un « grand parti démocrate populaire, citoyen et francophone ». Les sollicitations dont fait l’objet Karel De Gucht, son alter ego flamand, devraient l’encourager dans cette voie. Enfin, la volonté affichée des libéraux et des socialistes flamands de tenir les sociaux-chrétiens à l’écart du pouvoir au prochain tour encouragera aussi, sans doute, le PS et le PRL à prolonger leur alliance.

Isabelle Philippon

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