Les damnés du Péloponnèse

En Grèce, des immigrés clandestins ont trimé dans des champs durant des mois… sans être payés. Leur grève a fini dans un bain de sang, qui a ému l’opinion. Mais, quelques semaines plus tard, leur situation n’a guère changé.

La balle s’est logée entre deux côtes, à quelques centimètres du coeur. D’un geste pudique, Abdul Rahaer lève un pan de sa chemise pour montrer la plaie.  » Elle est entrée si profondément que le chirurgien n’a pu la retirer « , murmure-t-il. Son regard file vers les champs de fraises, là où le drame a eu lieu, il y a plus d’un mois :  » Je n’arrive toujours pas à croire qu’ils ont tiré sur nous…  »

Venu du Bangladesh, Abdul est entré illégalement en Grèce, comme tous les autres ouvriers migrants qui travaillent dans cette exploitation, située à Nea Manolada, dans l’ouest du Péloponnèse. Pour survivre, il a accepté ce job éreintant : ramasser des fraises cultivées sous des serres immenses huit heures d’affilée par jour.

La région compte plus d’une centaine de fermes semblables ; plus de 10 000 hectares de cette terre aride et écrasée de soleil sont couverts de fraisiers. L’essentiel de la production est exporté en Russie et dans les pays Baltes. Pour la cueillette, qui s’étire entre janvier et juin, les producteurs font appel à des immigrés clandestins.  » Chacun d’entre nous doit remplir 200 cagettes de 1 kilo, raconte Abdul. La chaleur est épuisante et nous sommes constamment courbés en deux. Lorsque nous arrêtons, à 14 heures, nous avons le dos cassé…  » Cette main-d’oeuvre docile et corvéable à merci, la plupart des producteurs la rétribuent 22 euros la journée par tête de pipe. Tous, sauf Nikos Vangelatos, l’employeur d’Abdul, qui avait décidé de ne pas payer ses ouvriers.

Leurs témoignages rappelleraient presque l’esclavage de la Grèce antique :  » Lorsque nous avons réclamé nos salaires, il nous a demandé d’être patients, raconte Abdul. Nous ne nous sommes pas méfiés. Partout, ici, les fermiers paient avec retard. Les mois ont passé. Nous avions juste le droit d’aller chercher de la nourriture dans un supermarché, une fois par semaine, où Vangelatos disposait d’un crédit. Et encore, c’était le strict nécessaire. A plusieurs reprises, nous sommes revenus à la charge. En vain.  »

Le 17 avril, les forçats de Nea Manolada votent la grève.  » Nous avions besoin de cet argent « , intervient Rifat. Né à Sylhet, dans le nord du Bangladesh, ce jeune homme de 32 ans illustre le sort de ces milliers de migrants, partis en Europe pour nourrir leur famille. Son père, invalide, ne pouvait plus subvenir aux besoins de ses six enfants. Il vend le champ familial et confie l’argent à son fils aîné. Parti à la fin de 2008, Rifat met un an pour atteindre la Grèce. Arrêté en Iran, il passe six mois dans une cellule sans fenêtre. Une fois libéré, il parvient en Turquie, qu’il traverse dans une cuve de camion-citerne. A Istanbul, il déjoue la surveillance des gardes-frontières grecs qui patrouillent sur le fleuve Evros, lieu de passage privilégié des clandestins. Pris en charge, à Athènes, par des compatriotes bangladais, il trouve un boulot de ferrailleur. Une chance : rares sont les  » illégaux  » qui parviennent à gagner leur vie dans la cité dévastée par la crise. Durant trois ans, il envoie 200 euros, tous les mois, à ses parents. Jusqu’à l’été dernier, où des policiers l’arrêtent en pleine rue. L’opération  » Zeus hospitalier  » bat alors son plein. Lancée par le gouvernement (centre droit) d’Antonis Samaras, qui veut mettre fin à des années de laxisme en matière d’immigration, elle vise à  » nettoyer  » les quartiers chauds de la capitale. Chassés, les migrants cherchent partout dans le pays des emplois de fortune. A Nea Manolada, les Bangladais affluent par milliers, car la nouvelle se répand de bouche à oreille : les exploitants agricoles ont besoin d’ouvriers. Rifat tente sa chance. Le jour de son arrivée, il suit les conseils d’un compatriote :  » Va chez Vangelatos, il cherche des bras.  » Mais il découvre vite à qui il a affaire.  » Les contremaîtres nous insultaient sans cesse, raconte-t-il. Nous n’avions pas le droit de prendre de pause.  » Jusqu’à ce fameux 17 avril…

Coups de feu, trois Bangladais s’effondrent. Panique

La confrontation aurait dû rester pacifique. Mais les grévistes apprennent qu’une poignée de Bangladais ont décidé, contre l’avis des autres, d’aller travailler. Les esprits s’échauffent. Les  » jaunes  » sont bousculés ; des bâtons, brandis. Les contremaîtres interviennent.  » Fige re malaka ! [Barrez-vous !]  » crient-ils aux mutins. La suite est confuse. L’un des surveillants, surnommé  » Kaskadas  » en raison de son amour immodéré pour les voitures de sport, va chercher une carabine. Il la braque sur les frondeurs. Coups de feu, trois Bangladais s’effondrent. Une seconde arme surgit, nouvelles détonations. C’est la panique. Profitant du désordre, les contremaîtres prennent la fuite.  » Nous les avons cueillis à Amaliada, chez leur avocat, le lendemain matin « , précise un officier de police. Dans le camp, c’est le chaos. 35 blessés gisent au sol. L’un d’eux a reçu plus de 40 projectiles sur le torse. Mohamad Hanief filme la scène avec son téléphone.  » Pour avoir des preuves « , explique-t-il. Postées sur Internet, les vidéos suscitent une vague d’émotion sans précédent. A Athènes, des manifestations de soutien sont organisées, tandis qu’un appel à boycotter les  » fraises de sang  » (#bloodstrawberries) est lancé sur les réseaux sociaux. Deux jours plus tard, le ministre de l’Ordre public et de la Protection du citoyen, Nikos Dendias, se rend sur place. L’affaire tombe mal : le Conseil de l’Europe vient juste de publier un rapport très critique sur l’augmentation des crimes xénophobes en Grèce. Régulièrement épinglé pour violation des droits des migrants, l’Etat grec peine à montrer sa bonne volonté. Le parti néonazi Aube dorée a nié l’existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale, sans être inquiété par la justice. Et le projet de loi contre le racisme s’enlise : le texte en est à sa troisième mouture en quatre ans, tant il suscite de vives polémiques… Dendias doit donner des gages aux Européens. Devant les caméras, il promet que les migrants de Nea Manolada ne seront jamais chassés du pays.

Leur régularisation ?  » C’est extrêmement complexe « …

De belles déclarations… rapidement balayées par le vent sec du Péloponnèse. Depuis que l’émotion médiatique est retombée, plus personne ne se soucie des grévistes de Nea Manolada. Leur régularisation ?  » C’est extrêmement complexe « , répond-on, un peu gêné, au siège de la Gauche démocratique, à Athènes. Seuls les 35 Bangladais qui ont eu la  » chance  » d’être blessés ont, à ce jour, reçu un papier officiel. Il y est reconnu qu’ils ont été  » victimes d’esclavage « , mais ce document n’a aucune valeur juridique. Quant aux autres…  » Rien n’est prévu « , avoue-t-on au ministère de l’Ordre public et de la Protection du citoyen.

Fin d’après-midi, au campement des insurgés, trois tentes rudimentaires constituées de bâches et de bambous. Dans l’une d’elles, une dizaine d’hommes dorment sur des cartons. Des vêtements fatigués sèchent sur un fil. Près de l’entrée, sous un auvent, un Bangladais s’active au-dessus d’un fourneau. Sur le sol, posées sur un plastique, des cuisses de poulet dégèlent lentement.  » Ce sont les dernières « , s’inquiète Salam, l’un des rares, ici, à parler anglais. Quelques jours après le drame, l’ambassadeur du Bangladesh est venu livrer de la nourriture. Il n’en reste plus rien.

Voilà deux semaines, un homme aux cheveux blancs et à la voix bourrue leur a rendu visite : Dimitri Vamvakas.  » Je suis le nouveau patron, je n’ai rien à voir avec l’ancienne équipe, leur a- t-il dit. Reprenez le travail, je vous promets que vous serez payés.  » Mais Salam se méfie :  » Et s’il était pire que l’autre ? Et nos salaires ? Ils nous doivent au total 180 000 euros !  »

Le voici, justement, au volant de son camion, au milieu des serres. Tandis que nous approchons, un gardien, treillis et coupe militaire, surgit à moto.  » Vous n’avez rien à faire ici, partez !  » éructe-t-il. Immédiatement, Vamvakas calme le jeu. Il tente un sourire.  » Vous voulez des fraises ? Tenez, prenez tous les cageots que vous voulez !  » Puis :  » Cette histoire est terrible, mais c’est un cas isolé, prétend-il. Les migrants sont bien traités, car nous avons besoin d’eux. Les Grecs ne veulent pas faire ce travail, ils n’ont plus le goût de l’effort. Quand je pense que je me suis engagé dans la marine à 12 ans…  » Va-t-il payer les arriérés de salaires ? Il élude la question, part précipitamment. Avec toutes ces histoires, les fraises sont en train de pourrir, il faut sauver la récolte.  » Vangelatos n’est pas un mauvais bougre, lâche-t-il en démarrant son moteur. Mais quand l’équipage commet des erreurs, c’est le capitaine qui trinque.  »

Nea Manolada, vers 22 heures. Des dizaines de Bangladais arpentent la rue principale, sous l’oeil impavide de vieux Grecs attablés.  » Pour l’instant, il n’y a jamais eu de heurts entre habitants et migrants, commente Kostas Panagiotopoulos, en dégustant son café frappé. Mais les illégaux affluent sans cesse. Ils sont plus de 5 000, alors qu’il n’y a que 2 000 postes dans les plantations. La situation risque de devenir explosive.  » Peau tannée et regard métal, Kostas possède une petite exploitation de 5 hectares. Il emploie une quinzaine de Bangladais, qu’il appelle tous par leurs prénoms. Et il n’a pas besoin de contremaître pour les gérer. Vangelatos ?  » C’est un opportuniste, tranche-t-il. Il s’est fait un nom en vendant des fruits exotiques sur le marché d’Athènes, alors il a voulu se lancer dans la fraise. Il s’est imaginé qu’il suffirait de deux ou trois hommes de main costauds pour faire tourner l’affaire. Quelle erreur ! Les hommes, il faut les gérer, surtout les Bangladais : il y a des clans, des hiérarchies invisibles, de la violence… Ça peut vite dégénérer. Vangelatos s’est fait déborder. Par sa négligence, il a fait du mal à toute la profession. Le cours de la fraise a chuté et de nombreuses commandes ont été annulées.  »

Il faudra du temps pour que la  » fraise du Péloponnèse  » retrouve grâce aux yeux des consommateurs. D’autant que ce scandale n’est pas le premier, contrairement à ce qu’affirment les producteurs locaux. En 2009, un Egyptien avait été traîné sur plusieurs dizaines de mètres, la tête coincée dans la vitre d’une voiture, parce qu’il avait demandé une augmentation de salaire à son patron. Cette affaire avait déjà suscité une vive émotion, avant de sombrer dans l’oubli.

Retour au camp. Salam prolonge la discussion sous la nuit étoilée. Il n’en peut plus de cette promiscuité. Sa femme, qu’il n’a pas vue depuis cinq ans, menace de divorcer s’il ne rentre pas au pays. Pourquoi rester en Europe s’il n’envoie plus d’argent ? lui demande-t-elle. Mais, un jour prochain, juré, Salam partira d’ici. Il a compris qu’il n’aurait pas de papiers. Clandestin il restera, à la merci de l’Aube dorée et de tous les Vangelatos qui profitent de cette main-d’oeuvre payée au noir. A Thèbes, la récolte des tomates va commencer. Salam va continuer à vivre au rythme des saisons. Il n’a pas d’autre issue. Le piège grec s’est refermé sur lui.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL CHARLES HAQUET – REPORTAGE PHOTO : JÉRÔME CHATIN/L’EXPANSION

Chassés d’Athènes l’été dernier, les migrants cherchent partout dans le pays des emplois de fortune

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