Ken Follett, à Madrid, en novembre 2019 : des intrigues construites à la manière d'un architecte. © getty images

Les chroniques du chaos

Avec Le Crépuscule et l’Aube, préquelle de la saga Les Piliers de la Terre, Ken Follett signe une fresque haletante au coeur de ce que les historiens appellent l’âge des ténèbres.

Trente ans après Les Piliers de la Terre et ses 47 millions d’exemplaires écoulés aux quatre coins du globe, Ken Follett nous invite à découvrir la naissance du hameau de Kingsbridge, dans le sud de l’Angleterre, théâtre des bâtisseurs de cathédrale de la précitée saga. L’écrivain gallois de 71 ans – il est né à Cardiff, le 5 juin 1949 – s’est dit fasciné par le développement de ce petit village, terrain de jeu idéal pour y imaginer drames et conflits dans une Angleterre de la fin du xe et début du xie siècle, période où se déroule Le Crépuscule et l’Aube (1), solide pavé de plus de 800 pages.

À l’heure actuelle, nous avons plus besoin de fermiers et de charpentiers que de romanciers.

Cet âge des ténèbres où le chaos règne en maître convoque trois forces en présence : les Normands, les Anglo-Saxons et les Vikings. C’est dans ce contexte géopolitique sous haute tension que l’auteur de la franchise Le Siècle (Robert Laffont) a construit une intrigue digne d’un architecte, portée des personnages hauts en couleur et des thèmes aussi universels que l’amour, la trahison et même les familles dysfonctionnelles. Ken Follett ne fait d’ailleurs pas partie du club des dix écrivains les plus lus de la planète par hasard. Il nous livre, lors d’un entretien par Skype qui a parfois pris des allures de master class, quelques clés de son succès.

Les chroniques du chaos
© Universal Images Group via Getty

Le terme préquelle (2) est plutôt utilisé dans le monde du cinéma et des séries télé que dans celui de la littérature. Peut-on déceler l’influence des séries télé dans la mécanique et la construction de votre narration ?

J’ai beaucoup pensé à cela en écrivant Le Crépuscule et l’Aube. Je ne désire rien d’autre que quelqu’un passe sa soirée avec mon roman entre les mains. Vous, en tant que journaliste, êtes obligé de lire l’ouvrage. Ce qui n’est pas le cas du lecteur lambda qui doit faire face à une offre considérable. Il peut enchaîner les épisodes d’une série télé confortablement installé dans son divan en sirotant un excellent verre de vin, aller au pub avec ses copains, au cinéma ou au théâtre. Si je veux qu’il décline toutes ces propositions, je dois lui offrir quelque chose de fort et conclure une espèce de contrat avec lui. Qu’il parvienne à dire à un camarade :  » Désolé, mon vieux, ce soir, je ne vais pas au pub. Je dévore le nouveau Ken Follett !  »

C’est pour cela qu’à chaque fin de chapitre, grâce au suspense que vous insufflez au récit, vous donnez envie de tourner la page et d’attaquer la suivante ?

C’est la règle que je m’impose. L’histoire doit changer toutes les quatre ou cinq pages. Si vous lisez Balzac, Victor Hugo ou même n’importe quel roman policier, il y a quelque chose qui se passe environ toutes les quatre ou cinq pages. Je précise environ parce ce n’est pas une science exacte. Reste qu’un événement se produit. Un événement qui a des conséquences autant pour le héros que pour les personnages périphériques. La difficulté est de trouver la bonne vitesse, le bon rythme pour que le lecteur conjugue intérêt et plaisir.

La rythmique est très importante dans votre écriture. Vous êtes aussi bassiste. On dit qu’il n’y a pas de bons groupes rock ou pop sans bonne section rythmique…

Le rythme en littérature est très proche du rythme en musique. Dans la musique classique, on appelle ça un thème et dans le mode du rock’n’roll, on appelle cela un riff. Dans une chanson pop, il y a les deux premiers couplets, un pont et la chanson, si elle est bien écrite, bascule. C’est la même chose lorsque vous regardez un film ou assistez à une pièce de théâtre. Il faut susciter l’intérêt dès le début. Un grand artiste est quelqu’un qui arrive à vous surprendre. Et si la suite d’une chanson est encore meilleure que ce à quoi vous vous attendiez eh bien, c’est génial. Rappelez-vous le premier chapitre de ce roman. Edgar se réveille un matin, va rejoindre la femme qu’il aime pour l’emmener vers un nouvel ailleurs. Vous vous dites que le couple va commencer une nouvelle vie dans un autre environnement sauf que ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit.

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La « Tapisserie de la reine Mathilde », à Bayeux : « Une quasi-bande dessinée sur la conquête de l’Angleterre par les Normands. »© getty images

En quoi la tapisserie de Bayeux, datant du xie siècle, a-t-elle nourri votre roman ?

Cette tapisserie est quasi une bande dessinée sur la conquête de l’Angleterre par les Normands. Il y a dans les cinquante-huit scènes qui la composent des petits détails sur ce que les gens mangent, les couverts ou les assiettes qu’ils utilisent. Vous découvrez aussi comment ils embarquaient sur un bateau à une époque où les quais n’existaient pas. Comment faisaient-ils ? Ils remontaient leurs robes et marchaient dans l’eau jusqu’au navire – les hommes revêtaient des robes – et c’est charmant parce que vous apercevez un homme qui porte son chien dans les bras alors que tous les chiens savent nager. L’écrivain imagine que c’est peut-être un chien précieux et aimé par son propriétaire. Il faut savoir que le duc Guillaume de Normandie a commandé beaucoup de bateaux pour traverser la Manche et partir à la conquête de l’Angleterre. La tapisserie de Bayeux permet aussi de savoir comment les navires étaient construits, les outils qu’utilisaient les travailleurs. Cela m’a énormément aidé pour le personnage d’Edgar, qui construit des bateaux.

Je suis issu d’une famille très religieuse. Chaque dimanche, nous allions à trois reprises à l’église.

C’est dans le même état d’esprit que vous vous êtes rendu au musée de la marine à Oslo ?

C’est un peu différent. Quand je termine le premier jet d’un roman, j’ai coutume de travailler avec un dessinateur, Daren Cook, pour réfléchir aux couvertures des bouquins à l’international. C’est un ami et un précieux collaborateur qui, s’il n’est pas satisfait d’une couverture d’une édition chinoise, américaine ou espagnole, fait des suggestions afin que les différentes éditions aient un air de famille. Lorsque je lui ai parlé de ce nouveau roman, je lui ai suggéré de m’accompagner au musée des navires vikings de Oslo pour y trouver de l’inspiration.

Le travail de documentation en amont de l’écriture est à chaque fois colossal. Comment procédez-vous ? Disposez-vous d’une armée de documentalistes ?

J’ai un collaborateur inestimable, Daniel Starer, de l’agence Research For Writers. Son travail consiste à mener des recherches appropriées et à me mettre en contact avec des experts qu’il déniche un peu partout. Une fois le premier jet terminé, je paie les experts en question qui font des annotations sur des erreurs historiques, par exemple, ou vestimentaires. Pour dire les choses simplement, je me charge de toutes les recherches et les experts corrigent.

Pourquoi passer autant de temps autour d’une période aussi lointaine de la nôtre ? Pour vous aider à comprendre le monde d’aujourd’hui ?

Peut-être bien mais c’est du domaine de l’inconscient. Vous savez, au xe siècle comme aujourd’hui, les gens tombaient amoureux, cherchaient de l’argent, se querellaient avec leurs voisins à la différence que leurs conditions de vie étaient difficiles. Les batailles étaient d’une violence inouïe. Je pense que ces histoires permettent aux lecteurs de se demander comment ils auraient vécu au Moyen Age et c’est fascinant. La lecture de romans historiques permet aussi de pénétrer dans le cerveau, l’âme et les émotions d’autres êtres humains à une période déterminée. C’est ça qui nous fait comprendre la société d’aujourd’hui dans le sens où l’histoire vous offre la possibilité de mesurer que d’autres modèles de société que la nôtre ont existé.

Pour trouver l'inspiration, Follett s'est notamment rendu au musée des navires vikings, à Oslo.
Pour trouver l’inspiration, Follett s’est notamment rendu au musée des navires vikings, à Oslo.© getty images

Sans faire spécialement allusion à la pandémie, Le Crépuscule et l’Aube fait écho au monde d’aujourd’hui. Il n’est pas interdit de penser que dans quarante ou cinquante ans, l’humanité se retrouvera comme au Moyen Age, à cultiver sa terre, élever ses animaux…

J’ai très peur de cela. Je dois bien concéder qu’à l’heure actuelle, nous avons plus besoin de fermiers et de charpentiers que de romanciers.

Dans quel environnement avez-vous grandi et quel est l’impact de votre éducation sur votre métier ?

Je suis issu d’une famille très religieuse. Chaque dimanche, nous allions à trois reprises à l’église. Nous lisions la Bible chaque jour dans sa traduction anglaise du xviie siècle.Traduction par ailleurs très bien écrite et pour un gamin qui voulait devenir écrivain, c’était pas mal du tout de s’y plonger tous les jours. Par contre, le cinéma était interdit et nous n’avions ni radio, ni télévision. Il me restait la lecture et, curieusement, mes parents ne censuraient pas mes choix. Dès 12 ans, j’ai dévoré tous les James Bond. C’est quand même bizarre quand j’y repense parce que je ne pouvais pas aller voir Flash Gordon au cinéma mais je pouvais lire des histoires avec un héros violent, qui fume, boit des cocktails et aime les jolies filles. Petit garçon, je jouais au cow-boy, au pirate ou au capitaine d’un vaisseau spatial. J’ai développé mon imaginaire pour me protéger, peut-être, ou en tout cas m’évader de cet environnement strict et austère et c’est devenu mon métier depuis plus de quarante ans.

(1) Le Crépuscule et l’Aube, par Ken Follett, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Jean-Daniel Brèque, Odile Demange, Nathalie Gouyé-Guilbert et Dominique Haas. Robert Laffont, 858 p.

(2) Une oeuvre dont l’histoire précède celle d’une oeuvre antérieurement créée.

(1) Le Crépuscule et l'Aube, par Ken Follett, traduit de l'anglais par Cécile Arnaud, Jean-Daniel Brèque, Odile Demange, Nathalie Gouyé-Guilbert et Dominique Haas. Robert Laffont, 858 p.
(1) Le Crépuscule et l’Aube, par Ken Follett, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Jean-Daniel Brèque, Odile Demange, Nathalie Gouyé-Guilbert et Dominique Haas. Robert Laffont, 858 p.© Getty Images

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