» Les chefs d’orchestre sont des sortes de chamans « 

La spoprano française Natalie Dessay parle de lui comme d’un génie. Pas forcément faux. Le Vif/L’Express a eu la chance de rencontrer longuement celui qui est aujourd’hui considéré comme le plus grand chef d’orchestre du monde. Entre la France, la Russie et la Grande-Bretagne, il nous a parlé de musique, mais aussi du monde tel qu’il va et tel qu’il le voit. Directeur de l’Orchestre symphonique de Londres, bientôt du philharmonique de Munich, invité partout, il suit de près l’actualité internationale et garde un oeil critique sur les pays qu’il visite. C’est aussi un bâtisseur. Le 2 mai, dans son fief de Saint-Pétersbourg, il a inauguré la troisième salle du théâtre Mariinski, un Opéra ultramoderne. Alors qu’est publié son enregistrement impressionnant de La Walkyrie, de Wagner, Valery Gergiev dirigera, fin mai, le concert du centenaire du Sacre du printemps, de Stravinsky, au théâtre des Champs-Elysées à Paris.

Le Vif/L’Express : Vous souvenez-vous de vos débuts au théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg ?

Valery Gergiev : Comment oublier ? J’avais 25 ans, je sortais du Conservatoire. Et, tout d’un coup, Yuri Temirkanov, le directeur et chef d’orchestre dont j’étais l’assistant, m’a demandé de le remplacer au pied levé dans Guerre et paix, de Prokofiev. Et j’ai donc débuté en dirigeant l’un des opéras les plus longs et monumentaux du répertoire. Responsabilité et gigantisme : mon destin était scellé.

Dans quelles circonstances êtes-vous devenu le directeur ?

C’est arrivé dix ans plus tard, en 1988, à une époque particulièrement chaotique. Le Mariinski s’est retrouvé orphelin lorsque Temirkanov est parti diriger l’Orchestre philharmonique de Leningrad. Comme c’était le début de la perestroïka, il y a eu un vote spontané au sein du théâtre qui m’a porté à sa tête. Mais les représentants du Parti communiste s’y sont opposés : d’abord par principe, car leur pouvoir était remis en question, et puis parce qu’ils avaient un autre candidat plus conforme. En outre, j’étais jugé trop jeune pour avoir de telles responsabilités. J’ai tenu bon et me suis dévoué corps et âme au Mariinski, travaillant vingt heures par jour pendant des années.

Pourquoi une telle obstination ?

Mon père était officier de l’Armée rouge et il est mort lorsque j’avais 14 ans. Je suis alors devenu chef de famille et je n’ai ensuite jamais douté de mes capacités à commander. Mon but a toujours été le même : replacer Saint-Pétersbourg au coeur de la vie culturelle mondiale. Ma première tâche en prenant la tête du théâtre a cependant été plus terre à terre : il fallait lutter contre le chaos. Tout s’était effondré en Russie en quelques mois, et nous avions à peine de quoi payer l’électricité. Nous avons donc profité de la possibilité d’aller à l’étranger pour nous faire connaître et ramener des devises.

Comment étiez-vous accueilli lors de vos premières tournées ?

Très mal. A New York, au début des années 1990, les officiels nous ont traités avec une terrible condescendance :  » Quoi ? Vous avez des costumes au Mariinski ? Vous, les communistes ?  » Ils n’en revenaient pas. Et ils ne connaissaient rien de notre tradition de ballet, l’un des meilleurs du monde. Moi, avec les cachets de mes premiers concerts en Occident, j’allais acheter les disques de Karajan ou de Carlos Kleiber, introuvables derrière le rideau de fer. En deux ans, j’ai acheté un millier de

vinyles, une collection que je garde précieusement. A part cela, tout mon argent allait directement au Mariinski.

Vraiment ?

Oui. Aujourd’hui, j’ai créé une fondation afin d’aider encore et toujours la diffusion de la musique. A quoi ça sert d’être riche ? A rien ! Vous achetez un appartement, puis une maison, puis une autre, et encore une autre… A quoi bon ?

Tout de même. N’avez-vous pas envie, parfois, de vous décharger de vos responsabilités et de profiter de votre notoriété ?

Non, cela n’aurait pas de sens pour moi. Tous les postes que j’ai acceptés, à New York ou à Londres, m’ont servi pour faire travailler le Mariinski. Cet Opéra, c’est ma vie. Avec le nouveau théâtre, je devrais d’ailleurs être présent plus souvent encore à Saint-Pétersbourg, au moins quatre mois par an. A terme, nous allons devoir vendre plus de 1 000 représentations, soit près de 2 millions de billets par an, ce qui fera de Saint-Pétersbourg l’un des premiers producteurs au monde de concerts et de représentations lyriques. Nous avons recruté des dizaines de nouveaux musiciens et de techniciens pour y faire face. Mais le plus important, ce n’est pas l’inflation des propositions artistiques : c’est l’extraordinaire opportunité que ces infrastructures représentent pour les jeunes. Nous allons pouvoir ouvrir nos répétitions aux écoles et aux élèves de l’université : le contact avec la musique dans le lieu où elle se produit est fondamental. Dans le nouveau bâtiment, nous aurons ainsi de nombreux petits auditoriums, dont un sur le toit. J’ai rencontré Leonard Bernstein plusieurs fois à la fin de sa vie, et j’ai bien senti, chez lui, l’importance de la transmission : il donnait tout aux orchestres de jeunes. Je comprends aujourd’hui son but, sans doute parce que j’avance en âge. Et à ceux qui critiquent le coût de notre projet (530 millions d’euros), je rappelle que la culture est le meilleur investissement possible pour améliorer notre monde.

Vladimir Poutine vous a-t-il soutenu ?

Bien entendu. En Occident, il est très mal vu. On ne sait pas ce qu’il fait pour la culture, la manière dont il a permis au musée de l’Ermitage, par exemple, de retrouver son lustre. Le président a l’intelligence de faire de la culture un ferment social en Russie et de pousser les grands projets.

Comment va la Russie aujourd’hui ?

Sur un plan économique et social, la situation est bien meilleure qu’il y a quinze ans. La société civile est plus active qu’on ne le croit : à Saint-Pétersbourg, des pétitions ont obligé Gazprom, la société la plus puissante du pays, à retirer un projet de construction d’une tour de bureaux en pleine ville. Ne vous y trompez pas : les Russes sont bien plus libres que les Chinois !

Que vous inspire l’histoire des Pussy Riot ?

Ces filles voulaient sans doute se faire un bon coup de publicité, être célèbres en trente secondes, ce qu’elles ont réussi. Moi, j’ai mis plus de trente ans à me faire un nom ! 95 % des Russes pensent qu’il est inutile de blasphémer, d’autant que leur  » provocation  » s’est déroulée dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, détruite par Staline et reconstruite avec l’argent des croyants. Ces filles devaient-elles pour autant aller en prison ? Les Russes sont partagés à ce sujet, et moi aussi. Imaginez simplement le sort qui leur serait réservé dans un pays musulman…

Existe-t-il un bon modèle de société aujourd’hui ?

Face à la crise économique et morale que nous connaissons, il faut en effet se poser la question. Les Etats-Unis, malgré tous leurs déséquilibres ? Les pays asiatiques en développement et leurs stupéfiants taux de croissance ? Pas sûr. Selon moi, l’idéal reste les social-démocraties du nord de l’Europe. Les pays scandinaves sont parvenus à construire et à préserver un système remarquable, où le bien-être du peuple est au centre de tout.

Vous allez prendre la direction de l’Orchestre philharmonique de Munich. Pourquoi ?

L’Europe est une forteresse et, à l’intérieur de celle-ci, l’Allemagne tient une place à part. Autrement dit, si tout doit s’effondrer, l’Allemagne sera la dernière à être debout. Que les villes, les régions ou le ministère coupent les budgets culturels là-bas, et tout le monde suivra. En dirigeant l’Orchestre philharmonique de Munich, ma motivation est d’abord celle-ci : garder la forteresse et même la renforcer. J’espère que l’Allemagne ne suivra pas l’exemple désastreux des Pays-Bas, qui pourtant possèdent l’une des économies les plus fortes de l’Union européenne.

Que s’est-il passé là-bas ?

Les budgets culturels, notamment pour la musique classique, ont été réduits de manière drastique, touchant de nombreux orchestres et mettant en péril, après plus de quinze ans de succès, mon festival à Rotterdam. Les populistes croient être de bons démocrates en pénalisant la grande culture, qu’ils jugent élitiste. Ils pensent que la culture doit être uniquement divertissante. Quelle erreur ! Seule la grande culture parle à l’âme humaine. Et, face au tout-argent du monde d’aujourd’hui, elle seule peut nous sauver. Je viens de faire une tournée en Espagne, j’ai trouvé un pays déprimé, touché par une profonde crise sociale. L’Italie aussi, où la musique est malheureusement devenue accessoire.

Et la Grande-Bretagne ?

La crise est loin d’y être réglée. A long terme, je suis même inquiet pour l’orchestre que je dirige depuis 2007 (le London Symphony Orchestra, LSO). Londres est désormais une drôle de ville, où le centre est devenu une sorte de réserve pour les super-riches. Même les musiciens du LSO ne peuvent pas y loger !

Vous venez d’enregistrer OEdipus rex, de Stravinsky, avec un narrateur de marque : Gérard Depardieu. Comment l’avez-vous connu ?

C’était il y a quinze ans, à New York, au bar d’un hôtel, vers 2 heures du matin. Nous avons tout de suite sympathisé. Il m’a parlé avec beaucoup de ferveur de la littérature et de la musique russes, qu’il semble aimer sincèrement. Lorsque j’ai voulu enregistrer avec lui OEdipus rex, de Stravinsky, je lui ai passé un simple coup de fil, et tout a été réglé en cinq minutes. J’espère qu’il pourra continuer à vivre à Paris, car c’est la ville qu’il préfère au monde. Sur le fond, je ne veux pas juger l' » affaire Depardieu « . Mais ne serait-il pas plus logique de lui demander de faire des spectacles de charité plutôt que de le taxer à 75 % ?

La direction d’orchestre tient à peu de chose. Pensez-vous avoir un  » truc  » ?

Oui, ma gestique est floue, et j’embrouille plus les orchestres que les autres chefs. Comme ils sont embrouillés, les musiciens font plus d’efforts pour s’y retrouver, et cela augmente la tension !

Vous plaisantez ?

A moitié seulement.

Tout passe-t-il par le verbe pendant vos répétitions ?

Non, certainement pas. Je tâche avant tout d’établir une confiance entre les musiciens et moi. Quand tout le monde est à l’aise, il devient possible de discuter. En tournée, si j’ai à diriger la même oeuvre plusieurs fois de suite, je ne le fais jamais de la même façon, afin d’éviter la routine. Ce n’est plus une question de répétition, mais de communion, sur le moment.

C’est-à-dire ?

Je suis assez panthéiste et je pense que les chefs d’orchestre sont des sortes de chamans. Cela remonte à loin. Lorsque j’étais enfant, nous quittions souvent la ville de Vladikavkaz où nous habitions, en Ossétie, pour rejoindre les montagnes environnantes. L’eau y était toujours froide, même en été, mais pas assez pour nous empêcher de nous baigner dans ses torrents sauvages. Les sensations étaient intenses : j’avais le sentiment de faire corps avec les éléments. La nature entière respirait en moi. J’ai fait là des réserves d’énergie toute ma vie, comme si la force brute de la nature coulait désormais dans mes veines. Comme si les fracas que j’entendais alors se retrouvaient en moi, quand, devenu chef d’orchestre, je m’efforçais d’être en osmose avec la musique et d’imaginer des couleurs flamboyantes, des déchaînements titanesques.

Vous dirigez partout dans le monde. Quel est pour vous le meilleur public ?

Celui de Sibérie, où nous tournons chaque année avec le Mariinski. Il n’est pas snob, il est dépourvu d’a priori, et écoute à 100 %. Le rêve !

PROPOS RECUEILLIS PAR BERTRAND DERMONCOURT

 » Face au tout-argent du monde d’aujourd’hui, seule la grande culture parle à l’âme humaine « 

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