Les blessures de Laura Kasischke
Elle a l’art de naviguer en eaux troubles, de sonder les douleurs enfouies dans le passé. A l’heure où le public francophone découvre à son tour son talent, rencontre avec la nouvelle reine américaine du roman d’atmosphère.
C’est une géographe des abîmes, une des plumes les plus dérangeantes et les plus mordantes des lettres d’outre-Atlantique. Recluse dans le lointain Michigan, Laura Kasischke – 47 ans – fascine ses lecteurs avec des livres totalement incorrects. Sa spécialité ? Lacérer les chromos de la middle class américaine pour mieux attiser les enfers qui se dissimulent derrière la trop belle vitrine des apparences. Cette saison, nous avons droit à un véritable festival Kasischke. Alors que le Livre de poche réédite A moi pour toujours, la collection Points du Seuil publie La Vie devant ses yeux, un roman que Vadim Perelman vient d’adapter au cinéma avec Uma Thurman dans le rôle principal. En même temps, voici La Couronne verte, où l’Américaine raconte une histoire enchantée qui vire brutalement au sordide : deux lycéennes en goguette s’envolent vers l’éden mexicain sans savoir qu’elles ont rendez-vous avec le diable, au pied des pyramides mayas.
L’adolescence est très présente dans vos romans. Pouvez-vous nous parler de la vôtre ?
E J’ai grandi dans le Michigan, à Grand Rapids, et je suis la fille unique d’une fille unique dont les parents, originaires du Royaume-Uni, s’étaient installés aux Etats-Unis au moment de leur mariage. Ma mère et moi, nous étions extrêmement proches. Les gens de mon entourage me traitaient comme une adulte, ils me surnommaient » petite grand-mère » et ils n’avaient pas de scrupules à me raconter des histoires horribles, dont certaines se retrouvent dans mes romans. Ma mère est morte d’un cancer lorsque j’étais à l’université, dix ans avant ma grand-mère, qui n’a jamais réalisé que sa fille avait disparu parce qu’elle-même souffrait de la maladie d’Alzheimer. Quant à mon père, il a passé dix ans dans l’armée avant de travailler à la poste. Ses parents, originaires d’Allemagne, étaient des gens très simples.
Vous aimiez l’école ?
E Ça ne me déplaisait pas, mais je me sentais plus à l’aise avec les enseignants qu’avec mes camarades. Je n’ai eu des problèmes sérieux qu’une seule fois, parce que j’avais écrit une histoire affreuse concernant mon professeur de première, que j’aimais pourtant beaucoup. Après le lycée, j’ai suivi des cours de creative writing à l’université du Michigan. Dans cette région, on s’ennuyait passablement et, comme beaucoup de jeunes des années 1970, on luttait contre l’ennui en buvant. Avec des conséquences dramatiques, les accidents de voiture, les grossesses non désirées, les noyades dans les piscines. Quant à moi, j’ai survécu comme j’ai pu. Je n’ai jamais retrouvé le sentiment d’invincibilité qui était le mien à cette époque-là. Prendre des risques me semblait vraiment excitant, et c’est cette sensation que j’éprouve encore en écrivant.
Vous vous êtes mariée très jeune ?
E Oui, j’étais encore à l’université quand j’ai fait un premier mariage impulsif et malheureux, qui s’est soldé par un divorce. J’ai ensuite épousé mon mari actuel, Bill Abernethy, directeur d’un IUT. Nous avons un fils délicieux, Jack, qui vient d’avoir 13 ans. Cette année, nous avons quitté notre vieille ferme pour nous installer dans une maison avec un verger, une mare et un potager. Je ne la délaisse que pour aller donner des cours à l’université du Michigan.
Quand vous écrivez vos romans, avez-vous des rituels de travail ?
E Avant, oui, ça relevait presque de la superstition. Il fallait que j’écrive à une certaine heure du jour, à un endroit très précis, avec tel ou tel stylo. Lorsque j’ai eu mon fils, j’ai totalement abandonné ces rituels. J’écris maintenant quand je peux et où je peux, tous les jours si possible.
Vous intéressez-vous à la vie politique de votre pays ?
E Oui, bien sûr, j’essaie de faire passer ça dans mes livres. Autour de moi, les opinions sont diverses. Dans ma famille élargie, qui compte un certain nombre de militaires, les gens sont assez conservateurs, tandis que la plupart de mes collègues enseignants affichent des idées de gauche. Moi, cela m’irrite de constater que mes proches croient toujours que nous partageons les mêmes convictions. En général, ce n’est pas le cas ! Mais j’ai horreur d’offenser les autres, je me contrôle toujours, sauf lorsque je suis devant une feuille de papier : là, on est bien trop proche de ses sentiments pour les inhiber. Il m’est arrivé de changer d’opinion politique : ma seule certitude est qu’une société doit prendre soin des plus démunis.
Quels sont les auteurs qui vous influencent ?
E Quand j’ai commencé à écrire, je me suis inspirée d’écrivains expérimentaux comme Virginia Woolf, Borges ou Joyce. Mon roman préféré est Ethan Frome, d’Edith Wharton. J’aime aussi énormément la poésie. J’essaie de faire passer certaines de ses intuitions dans mes récits pour dépeindre des atmosphères, pour trouver le bon tempo et la bonne musique.
Vos héroïnes semblent soumises, bien rangées, formatées. Mais elles cachent souvent de terribles secrets…
E Jadis, j’ai moi-même été confrontée à un de ces secrets. Quand j’étais étudiante, je suis tombée folle amoureuse d’un de mes professeurs qui, à une époque, avait été le fiancé de ma mère. Je me souviens encore du moment où elle m’a révélé cette relation, devant le réfrigérateur de la cuisine… Depuis ce jour, le secret a toujours fait partie de mon écriture : toute une nébuleuse de sous-entendus, d’ombres, de non-dits, de vérités à moitié révélées, de petits gestes, dont la signification peut parfois être terrifiante. Quand j’écris aujourd’hui, j’ai encore le sentiment d’être devant le réfrigérateur ! Car les choses sont toujours plus troubles qu’on ne le pense. Mes héroïnes ont des vies tranquilles en apparence, alors qu’elles sont la proie de dramatiques conflits intérieurs.
Votre dernier roman, La Couronne verte, semble avoir été inspiré par un fait divers…
E Tout à fait. J’ai été totalement captivée, et horrifiée, par cette histoire d’une lycéenne américaine qui a disparu au Mexique.
Cette jeunesse que vous décrivez est précaire, sans cesse menacée. Etes-vous inquiète pour son avenir ?
E C’est un constat qui vaut pour d’autres époques. Les jeunes manquent souvent de beauté, d’art et de mystère, pour pouvoir se construire des vies pleines de sens. Aujourd’hui, il y a de nouvelles menaces : les divertissements superficiels, le déclin spirituel.
A vos yeux, à quoi sert le roman, aujourd’hui ?
E A offrir une expérience du monde, laquelle doit résonner à plusieurs niveaux, la langue, l’atmosphère, les images. Cette expérience, l’écrivain la vit d’une manière à la fois consciente et inconsciente, pour la partager avec son lecteur.
La Couronne verte, par Laura Kasischke. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy. Christian Bourgois, 230 p.
Propos recueillis par André Clavel
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