Les  » biens mal acquis  » des dirigeants africains

Bongo, Sassou-Nguesso, Obiang : ces trois chefs d’Etat africains possèdent-ils en France des  » biens mal acquis  » ? Ont-ils détourné des fonds publics pour y acheter propriétés et voitures de luxe ? A Paris, la justice doit bientôt se prononcer sur les suites à donner à la plainte déposée contre le trio. Un dossier explosif pour ces pays pétroliers.

BMA. Trois lettres qui fâchent. BMA pour  » Biens mal acquis « . La suite est proverbiale –  » ne profitent jamaisà  » – et vise trois dirigeants africains suspectés d’avoir détourné des fonds publics pour acquérir des dizaines de logements et de véhicules de luxe en France : Omar Bongo Ondimba (Gabon), Denis Sassou-Nguesso (Congo-Brazzaville) et Teodoro Obiang Nguema Mbasogo (Guinée équatoriale). L’inventaire des biens en question est si long qu’il ferait pâlir d’envie nombre d’agents immobiliers et de concessionnaires automobiles. Quant à la liste des bénéficiaires, elle confine au Who’s Who ouest-africain : outre les présidents déjà cités, il y a là des épouses, des filles, des fils, des neveux, des gendres de présidents… Bref, un aréopage assez relevé pour affoler le ministère français des Affaires étrangères, mobiliser l’Elysée et irriter le trio incriminé, pressé que la justice française mette un terme à cette procédure largement médiatisée.

La décision ne tardera pas : la juge d’instruction parisienne Françoise Desset se prononcera, début mars, sur les suites à donner à la plainte déposée, à Paris, en décembre 2008, pour  » recel de détournement de fonds publics, blanchiment, abus de bien social, abus de confiance et complicités « . Si la juge estime cette plainte irrecevable, l’affaire entrera dans un tunnel procédural à l’issue incertaine. Si, au contraire, elle la considère comme recevable, ce sera un premier pas – hautement symbolique – vers une enquête approfondie, confiée à un magistrat instructeur, afin de connaître l’origine de l’argent déboursé en France. Au Gabon comme au Congo-Brazzaville, les deux pays les plus touchés par le soupçon, une telle décision serait perçue comme un geste de défiance. Pour en convaincre Paris, les présidents visés multiplient les avertissements, plus ou moins voilés. Et apprécient sans doute à sa juste valeur la coïncidence d’actualité que constitue l' » affaire Kouchner « .

Pour mesurer l’ampleur du scandale BMA, il faut revenir en mars 2007 et au dépôt, à Paris, d’une première plainte. Sont alors visés les trois chefs d’Etat déjà cités, mais aussi le Burkinabé Blaise Compaoré et l’Angolais José Eduardo Dos Santos. Les poursuites émanent de trois associations : la Fédération des Congolais de la diaspora, Survie et Sherpa, un groupement de juristes. Leur démarche s’ appuie en partie sur un rapport du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), intitulé  » Biens mal acquis… profitent trop souvent « .

Fort de ces éléments, le parquet demande à l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) d’enquêter. Les policiers dressent la liste des présidents et de leurs proches, recensent les adresses françaises, les comptes bancaires, les voitures, et constituent ainsi un dossier d’une extrême richesse, au propre et au figuré.

Les appartements se comptent par dizaines, dans la capitale, en proche banlieue et dans le Sud. Avec une mention spéciale, toutefois, pour le clan Bongo. En septembre 2007, quand l’OCRGDF fait le bilan de ses recherches, le président gabonais et son entourage arrivent largement en tête, avec 39 propriétés. Dont une niçoise comprenant deux maisons, trois appartements et une piscine. Le joyau de l’inventaire reste toutefois un hôtel particulier (actuellement en travaux) situé rue de la Baume, à Paris (VIIIe). Sa valeur en juin 2007 ? Près de 19 millions d’euros. Il a été acquis par une société civile immobilière (SCI) dont trois porteurs de parts sont l’épouse d’Omar Bongo et deux de ses enfants mineurs.

Le beau-père d’Omar Bongo, le président congolais Denis Sassou-Nguesso, dispose lui aussi – directement ou par ses proches – de pied-à-terre enviables dont : un appartement de 10 pièces dans le très sélect xvie arrondissement parisien.

Pour les trois familles concernées, la liste des voitures de luxe est à l’avenant. Avec, parfois, des conditions d’achat surprenantes. Ainsi, en 2004, l’épouse du président gabonais s’offre une Maybach 57 bleu clair d’une valeur de 326 752 euro, mais le chèque, tiré sur le compte de la Paierie du Gabon (les caisses publiques), est supérieur à ce montant (390 795 euro). Explication : la différence (64 000 euro) est un acompte sur l’achat d’une Mercedes classe E 55 pour sa fille Pascaline, directrice du cabinet privé du président. En 2006, cette même Pascaline fait l’acquisition d’une autre Mercedes (75 558 euro) payée en partie grâce à un chèque (41 370 euro) tiré d’un compte de Me François Meyer, l’un des avocats parisiens de son père. Me Meyer précise au Vif/L’Express qu’il s’agissait d’un  » cadeau  » :  » Pascaline est quelqu’un que je connais depuis vingt ans. Chacun sait que je gagne bien ma vie. J’ai quand même le droit de faire ce que je veux de mon argent ! « 

Si complètes soient-elles, les investigations ne suffisent pas à convaincre le parquet d’aller plus avant dans les recherches. Le 12 novembre 2007, la plainte est classée sans suite pour  » infraction insuffisamment caractérisée « . Sous-entendu : rien ne prouve l’origine frauduleuse de l’argent ayant permis ces dépenses, dont les intéressés eux-mêmes ne font d’ailleurs pas mystère. Les plaignants ont beau assurer que les présidents ne perçoivent pas des salaires compatibles avec un tel train de vie et que la plupart de leurs proches sont sans profession, le parquet estime, lui, qu’il n’y a pas matière à fouiller.

Reste que le dossier est là, avec ses factures, ses virements, ses listes d’ adresses. Autant d’informations dont la divulgation agace les chefs d’Etat mis en cause. Leur colère est d’autant plus grande que l’adversaire ne s’avoue pas vaincu… Une autre plainte, assortie d’une constitution de partie civile, est déposée le 2 décembre 2008 devant le doyen des juges d’instruction de Paris. Cette fois, seuls trois présidents sont visés : Bongo, Sassou et Obiang (Guinée équatoriale). Ceux sur lesquels il existe le plus d’éléments.

Cette plainte émane d’un citoyen gabonais, Gregory Ngbwa Mintsa, et d’une prestigieuse association de lutte contre la corruption et le blanchiment : Transparency International (TI). En s’ associant à ces poursuites, la branche française de TI leur donne une crédibilité supplémentaire. La composition de l’organisation laisse en effet peu de doute sur le sérieux de la démarche. Daniel Lebègue, président de TI France, est un ancien président de la Caisse des dépôts et consignations, bras armé financier de l’Etat en France. Parmi les membres de l’association figurent Jean-Claude Paye, ancien secrétaire général de l’OCDE, et Anne-José Fulgéras, ex-chef de la section financière du parquet de Paris.  » Notre but n’est pas de stigmatiser l’Afrique et ses dirigeants, précise Daniel Lebègue au Vif/L’Express, mais le rapport est accablant. C’est même exceptionnel, pour un magistrat, d’avoir un dossier aussi précis, complet, exhaustif. La disproportion est telle entre les revenus officiels des uns et des autres et leur patrimoine qu’il y a, à nos yeux, des présomptions fortes et concordantes de détournements de fonds publics. Nous parlons tout de même de biens dont la valeur totale est évaluée à 160 millions d’euros ! Et nous savons qu’ils ont d’autres actifs, en Suisse, aux Etats-Unis, peut-être en Espagne. « 

Le président congolais monte lui-même au front

Les avocats français des  » suspects  » contestent cette thèse et certaines assertions des plaignants. Ainsi, au nom d’Omar Bongo, Me François Meyer rejette les conclusions de l’enquête préliminaire. Selon lui, son client n’a pas 17 propriétés à son nom, mais cinq, et quatre d’entre elles auraient été acquises entre 1967 et 1974, à une époque où le coût de l’immobilier était  » très bas « .  » Ce patrimoine est compatible avec ses revenus de président depuis quarante ans, insiste Me Meyer. Des revenus supérieurs aux 15 000 euros mensuels évoqués par certains médias. Rappelons aussi que les chefs d’Etat du monde entier ont à disposition des fonds souverains permettant d’acquérir des biens au nom de leur pays. Quant aux personnes de l’entourage du président, elles travaillent et ont les moyens d’être propriétaires à Paris. A mes yeux, la plainte est vouée à l’échec. Les gens qui la portent le savent, mais cherchent avant tout un écho médiatique. Mon client vit très mal cette affaire absurde. Ses compatriotes aussi. Pour eux, il est logique qu’il dispose de logements à Paris. Il lui faut bien des endroits où se reposer ! « 

 » Un acharnement incompréhensible « 

Du côté congolais, c’est le président lui-même, Denis Sassou-Nguesso, qui monte au front pour qualifier de  » bourgeois de Neuilly  » les dirigeants des ONG Sherpa et TI France :  » Si on regarde bien, déclarait-il en décembre, ce sont des descendants de l’esclavagisme et du colonialisme qui veulent se donner bonne conscience en parlant aux Africains, en ayant pitié. « 

Le cas du dirigeant équato-guinéen Obiang, au pouvoir depuis 1979, est différent. Cet homme de 66 ans, dont le pays produit aussi du pétrole et peut compter sur ses ressources forestières,n’a, semble-t-il, qu’une ou deux adresses en France.

L’OCRGDF a surtout recueilli des éléments sur le parc automobile de son fils aîné, Teodorin : au moins huit véhicules, d’une valeur totale de 4,2 millions d’euros, achetés en France entre 1998 et 2007. L’avocate du président Obiang, Me Isabelle Thomas-Werner, ne voit là aucune raison d’accuser son client.  » Que son fils soit riche et apprécie les belles voitures, c’est une chose. Mais je ne comprends pas pourquoi mon client apparaît dans ce dossier. Que lui reproche-t-on ? Il se demande pourquoi les Français lui en veulent tant. L’acharnement contre ce petit pays est incompréhensible ! Les poursuites de Transparency reposent juste sur un rapport rédigé en 2004 par deux sénateurs américains. « 

De fait, ce rapport figure au dossier, mais d’autres sources confirment, sur la base d’informations plus récentes (septembre 2007), les soupçons contre les Obiang, en particulier le fils. Ces sources détaillent les mécanismes financiers qui lui ont permis de transférer des sommes colossales de Guinée équatoriale aux Etats-Unis, en transitant par des banques françaises. Entre avril 2005 et juin 2007, une quinzaine de virements sont ainsi passés par la Banque de France, Fortis France et Natixis. Avec cet argent, le fils Obiang s’est offert une villa à Malibu (35 millions de dollars) et un jet (33,8 millions de dollars).

Dans ce cas, comme dans ceux des dirigeants gabonais et congolais, la justice s’ apprête donc à prendre une décision lourde de conséquences politiques. En attendant, la tension monte. A Libreville, le seul plaignant gabonais a été incarcéré pendant deux semaines en janvier. Son avocat français, Me Thierry Lévy, n’a pas pu se rendre sur place, les autorités locales ayant refusé de lui accorder un visa. En France, aussi, la fièvre gagne. A Orléans, un opposant congolais, dont l’épouse s’était jointe à une plainte précédente, a fait l’objet de menaces. Quant à Me William Bourdon, responsable de Sherpa et défenseur de TI France, il affirme avoir subi des pressions de la part de deux personnes – dont un avocat du barreau de Paris – se présentant comme des émissaires du Gabon.

La tension est tout aussi vive dans l’entourage des présidents incriminés, où l’on redoute les ennuis judiciaires. Si les chefs d’Etat se savent protégés par l’immunité liée à leur fonction, il n’en est rien, en effet, pour leurs proches. Une note du ministère des Affaires étrangères, versée au dossier, le rappelle : ceux-ci ne bénéficient d’une forme d’immunité qu’en cas de visites ou de missions officielles. Une protection peu efficace contre les charges explosives du dossier BMA. l

Philippe Broussard

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire