» Les banques, il faut leur tirer les oreilles ! « 

La commission parlementaire sur la grande fraude fiscale a engrangé des résultats remarquables. Au point d’en agacer certains au gouvernement ? Interview des trois acteurs clés de la commission.

Personne n’y croyait vraiment au début. D’autant qu’elle avait été mise en place au printemps dernier, en pleine débandade gouvernementale. Pourtant, la commission d’enquête parlementaire sur la grande fraude fiscale a accouché, sans douleur, d’un catalogue de recommandations hardies. Et très encourageantes pour les fonctionnaires du fisc, dont plusieurs sont à l’origine de la création de cette commission. Ces fonctionnaires, mais aussi nombre de magistrats ont pu exprimer leur ras-le-bol de voir les grands fraudeurs systématiquement échapper aux sanctions administratives et pénales, en raison de la complexité des dossiers et des moyens trop maigres accordés aux enquêteurs par les politiques.

Les recommandations, qui doivent encore être approuvées par le Parlement en séance plénière, visent à palier ces lacunes que d’aucuns, dont Le Vif/L’Express, dénoncent depuis de nombreuses années. Comme l’a répété le président François-Xavier de Donnea (MR), il ne s’agissait pas de chasse aux sorcières. Même si les commissaires ont longuement débattu de l’intervention, en 1995, de l’ex-ministre des Finances Philippe Maystadt (CDH) pour éviter à la KB une lourde amende fiscale. Au même poste depuis une décennie, Didier Reynders (MR), dont la gestion du département des Finances est fort critiquée, s’en sort finalement bien, lui.

Parmi les 53 mesures préconisées (voir le rapport final sur www.levif.be) : la fin du secret bancaire fiscal empêchant les enquêteurs de l’administration d’interroger les banques lorsqu’ils suspectent une fraude d’un de leurs clients ; des pouvoirs renforcés aux limiers de l’ISI qui, comme leurs homologues néerlandais, se verraient octroyer la qualité d’officier de police judiciaire ; une répression plus sévère pour les conseillers fiscaux qui jouent un rôle dans les montages frauduleux ; la création d’un comité F (pour fraudes) qui, sur le modèle du comité P pour la police, permettra d’assurer un meilleur contrôle des services antifraude par le Parlement.

La crise financière aidant, la commission d’enquête a réussi le tour de force d’arriver à un étonnant consensus. Mais qui semble en agacer plus d’un au sein du gouvernement si l’on en juge les initiatives que viennent de prendre les deux secrétaires d’Etat à la Fraude ( lire l’interview). Adjoint aux Finances, Bernard Clerfayt (MR) a mis en place un groupe de travail pour réfléchir à la réforme de la Charte du contribuable de 1986, dont la vocation était de protéger les contribuables des enquêtes intrusives du fisc. Une réforme préconisée par la commission. Mais  » l’énormité de la démarche est de ne prendre que des avocats fiscalistes  » (Thierry Afschrift, Axel Haelterman, Jacques Malherbe et Hubert Dubois) et  » de choisir ceux qui participent aux grands montages frauduleux avant, pendant et après leur mise en place « , ont dénoncé des fonctionnaires fiscaux lors de la dernière séance de la commission, le 5 mai. Ambiance !

Depuis les années 1930, on retrouve habituellement un libéral ou un social-chrétien à la tête des Finances. Ces deux familles politiques seront-elles à la hauteur des réformes attendues ? Et si les socialistes briguaient enfin le poste de grand argentier ?  » Nous avons toujours préféré les départements sociaux pour nous occuper de la politique redistributive. Mais, pour bien redistribuer, il faut d’abord bien récolter « , sourit Dirk Van der Maelen (sp.a).

Pourquoi n’y a-t-il pas moyen de faire aboutir les enquêtes sur la grande fraude fiscale en Belgique, contrairement à d’autres pays ?

> François-Xavier de Donnea (MR) : En raison de problèmes au niveau de l’administration fiscale, mais surtout au niveau de la justice. Certains dossiers ne sont toujours pas jugés quinze ans après le début des enquêtes. Je ne jette pas la pierre aux magistrats. Il y aussi des responsabilités politiques.

> Dirk Van der Maelen (sp.a) : J’ajouterais que le système belge est devenu si complexe qu’il est très aisé pour les fraudeurs et leurs conseils d’user et d’abuser des procédures pour freiner les enquêtes ou les faire durer.

>Jean-Marc Nollet (Ecolo) : Ce qui manquait le plus ? Une réelle volonté de s’attaquer à la grande fraude fiscale. Et je ne vise aucun ministre des Finances en particulier. Plusieurs se sont succédé à la barre pendant la période critique. Heureusement que quatorze fonctionnaires du fisc ont alerté des parlementaires qui ont mis cette commission d’enquête sur pied. Désormais, le vent est en train de tourner.

Des affaires comme Beaulieu ou la QFIE (1) qui n’aboutissent pas : quel préjudice pour la démocratie ?

> J.-M. N. : Outre le manque de recettes pour les caisses de l’Etat, c’est très grave au niveau de l’image donnée au citoyen qui gagne normalement sa vie. On l’a vu pendant la commission : plus les dossiers sont complexes et concernent des sommes importantes, moins les enquêtes aboutissent à des sanctions.

> F.-X. d.D. : En effet, il est très choquant pour le petit commerçant, qui se fait pénaliser parce qu’il rentre sa TVA avec trois jours de retard, de constater que les très gros poissons, eux, passent à travers les mailles du filet parce que la justice est noyée par la complexité des enquêtes.

Aujourd’hui, on ne voit plus émerger de grands dossiers comme ceux que vous avez examinés. Etonnant ?

> D. V.d.M. : Non. Les enquêteurs ne dénichent plus de grandes affaires, parce que le fisc et la justice fiscale sont loin de fonctionner de manière optimale.

> J.-M. N. : Rappelons tout de même qu’une dynamique a été cassée dans les enquêtes fiscales, en 1995, par une intervention du ministre des Finances de l’époque (NDLR : Philippe Maystadt). Les fonctionnaires qui ont témoigné devant la commission ont insisté sur la nécessaire motivation qu’ils doivent avoir dans leur travail. Cette motivation vient d’en haut…

> F.-X. d.D. : Il faut nuancer : aucun témoin ne nous a dit qu’il existait des velléités politiques d’étouffer de grands dossiers. Par ailleurs, depuis les années 1980, les gouvernements successifs ont fermé certaines portes pour les grands fraudeurs. Mais il est clair qu’il reste beaucoup de choses à améliorer.

Le rôle des banques dans la grande fraude a été au centre de vos débats. Celles-ci ont-elles joui d’une impunité ?

> D. V.d.M. : Le secteur des conseillers fiscaux est très développé en Belgique. Dans plusieurs dossiers, on a découvert que des schémas frauduleux étaient commercialisés par ces conseillers, notamment au sein des banques. Le système législatif en place leur a permis d’être à l’abri. Désormais, nous renversons la logique : banquiers, comptables, avocats, réviseurs, notaires pourront être considérés comme complices de la fraude, le cas échéant. S’ils savent qu’ils encourent une sanction pénale, ces conseillers se montreront plus prudents.

> F.-X. d.D. : Dans les années 1980 et début 1990, des cadres importants de certaines banques ont fait partie de véritables associations de malfaiteurs. Quelques-uns ont tout de même été poursuivis en justice. Nous devons passer le message à la fédération des banques, Febelfin, pour que cela ne se reproduise plus. Il faut leur tirer les oreilles.

>J.-M. N. : La Febelfin affirme que cela n’existe plus. Mais, pendant les travaux de la commission, nous avons été alertés par un reportage de la RTBF qui montre qu’une banque, aidée par le gouvernement, se permet encore de travailler avec des paradis fiscaux.

La mise en place d’un comité F permettra d’assurer un meilleur contrôle parlementaire sur le fisc. N’est-ce pas un désaveu pour le ministère des Finances ?

> D. V.d.M. : Pas vraiment. Ce comité contrôlera tous les services chargés de la lutte antifraude au sein de l’Etat : fraude fiscale, économique et sociale. Il aura un rôle à jouer tant au niveau des Finances que de la Justice pour briser les inerties et restaurer la liberté d’action des enquêteurs des deux départements.

>J.-M. N. : A l’instar du comité P pour la police, le comité F recevra aussi les plaintes des fonctionnaires sur les pressions politiques ou les blocages structurels au sein de l’administration, avant de faire rapport à la Chambre.

Avant même la fin de vos travaux, les deux secrétaires d’Etat, Bernard Clerfayt (MR) et Carl Devlies (CD&V), ont pris des initiatives qui coupent l’herbe sous le pied à la commission. Le gouvernement semble désireux de vite reprendre la main…

> F.-X. d.D. : C’est normal. Cela prouve qu’on a bien travaillé !

> J.-M. N. : Que Clerfayt veuille réfléchir à la modernisation de la Charte du contribuable, comme nous le recommandons, cela ne me pose pas de problème. Par contre, comme l’ont dit les quatorze fonctionnaires à l’origine de la commission d’enquête, la composition du groupe de travail me gêne beaucoup. Cela ressemble à une provocation.

> D. V.d.M. : Moi, je suis particulièrement choqué par la proposition de Devlies qui dit vouloir combattre l’enlisement des dossiers fiscaux en instaurant ce que les Américains appellent le plea bargain. L’idée est de faire un deal avec les grands fraudeurs. Si ceux-ci acceptent de payer une grosse amende, ils échappent à la prison. Cela va totalement à l’encontre de nos recommandations.

Un remarquable consensus a émergé au sein de la commission pour avancer des propositions innovantes et audacieuses. Plutôt rare, non ?

> J.-M. N. : La situation était suffisamment grave pour que nous prenions tous conscience qu’il fallait réagir. De son côté, le président de Donnea a créé une dynamique qui a permis d’éviter le jeu classique majorité contre opposition. (Dirk Van der Maelen acquiesce.) Cela signifie que le Parlement reste un instrument démocratique fondamental où la parole est libre.

> F.-X. d.D. : Dès le début, nous nous sommes mis d’accord pour éviter toute chasse aux sorcières et pour faire évoluer l’efficacité des enquêtes fiscales en respectant les droits individuels des contribuables. C’est ce qui nous a permis de travailler dans une voie non partisane.

Le climat de crise financière n’a-t-il pas aussi aidé à parvenir à ce consensus ?

> D. V.d.M. : Oui, cela a joué à la fin. Mais la Commission était en place bien avant la crise. Je pense surtout que nous n’avons plus le choix. Tous types de fraude confondus, l’économie noire en Belgique se situe entre 5 et 7 % au-dessus de la moyenne européenne. L’Etat perd environ 10 milliards d’euros par an. C’est énorme, surtout lorsqu’on subit une crise économique.

Qu’est-ce qui permettra d’induire un vrai changement en matière de lutte contre la grande fraude et de dissuader les conseillers fiscaux de se rendre complices des fraudeurs ?

> D. V.d.M. : Il faut d’abord que nos recommandations fassent l’objet de propositions de loi et que celles-ci soient adoptées. Pour les conseillers et les banques, je crains que nos recommandations et même la suppression du secret bancaire fiscal ne suffisent pas. Mais, lorsqu’ils verront que la législation est appliquée et que les enquêtes aboutissent à des sanctions, alors là, ils changeront. l

(1) QFIE, pour  » quotité forfaitaire d’impôt étranger « , une mesure fiscale des années 1960 que les banques ont largement détournée pour leurs clients les plus fortunés, et Beaulieu, du nom du groupe textile flamand appartenant à la famille De Clerck, auquel le fisc réclame 450 millions d’euros.

Entretien : Thierry Denoël et Philippe Engels

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