Les aventuriers sont de retour

Baptiste Liger

Bonne nouvelle : le roman français semble renoncer au nombrilismepour retrouver le chemin des grands espaces et de la narration. Le Vif/Express aretenu quatre livres de cette veine, qui nous entraînent de l’Amazonieau Sahara, en passant par les mystères de la kabbale. Dépaysement assuré.

Tigres de papier

Qui a dit que le grand roman d’aventures devait abandonner toute ambition philosophique ? Certainement pas Jean-Marie Blas de Roblès. Son nom, digne d’un héros de roman picaresque, ne vous dit certainement pas grand-chose. Et pour cause : cet écrivain peu prolifique a joué profil bas pendant plus de dix ans pour mener à bien le roman feuilletonesque dont il rêvait, Là où les tigres sont chez eux.

Né en 1954 à Sidi Bel Abbes, Jean-Marie Blas de Roblès, après ses études de philosophie et d’histoire, a choisi d’écumer la planète, du Brésil au Tibet en passant par l’Indonésie, le Pérou ou la Libye. Polyglotte, il est aujourd’hui devenu une pointure dans une spécialité peu enseignée à l’université, l’archéologie sous-marine. Si le titre de son énorme livre – près de 800 pages – est tiré d’une citation de Goethe, c’est un autre Allemand (parti pour Rome) qui est ici à l’honneur : Athanase Kircher (1601-1680). Tombé aujourd’hui dans l’oubli, ce jésuite dominait pourtant la vie intellectuelle et scientifique de son époque.

Ses talents, il les exerça dans des domaines aussi variés que l’égyptologie, la vulcanologie, la sinologie, l’optique, les mathématiques ou, plus étrangement, la kabbale. Surnommé  » le Maître des cent savoirs « , il fut également l’inventeur d’une lanterne magique, d’un microscope et du mégaphone. Kircher, plus fort que Léonard de Vinci ? Alors, pourquoi n’a-t-il pas eu la postérité du génie florentin ? Peut-être parce que certaines de ses découvertes se sont révélées, avec les années, franchement fantaisistes. Ses contemporains auraient d’ailleurs dû se méfier des vérités proférées par cet énergumène qui croyait en l’existence des géants…

Plus de trois siècles après sa mort, il reste toutefois à cet  » aïeul  » du Professeur Tournesol une poignée d’admirateurs, parmi lesquels un certain Eléazard von Wogau. Ce correspondant de presse français exilé au Brésil, héros du roman de Blas de Roblès, se voit chargé d’éditer un étrange manuscrit : une biographie inédite de Kircher, signée d’un de ses compagnons… Avec une sidérante virtuosité, Blas de Roblès met en parallèle le destin de l’encyclopédiste farfelu et les déboires professionnels ou sentimentaux d’Eléazard et de ses proches (son ex-femme archéologue, leur fille junkie, etc.).

Zigzaguant de l’Europe de l’âge baroque au Nordeste brésilien contemporain, les micro-intrigues se répondent les unes aux autres (citons la vengeance d’un adolescent cul-de-jatte des favelas) et constituent, selon les mots de l’auteur,  » une anamorphose de notre époque, une fiction totalisante, proche de l’opéra « . Ce jeu de mosaïques borgésien n’en reste pas moins toujours palpitant et drôle, notamment lorsque l’auteur se permet quelques digressions érudites à la Umberto Eco. Par exemple, saviez-vous que le mot  » piranha  » signifiait, étymologiquement,  » porte du clitoris  » ?

La profusion généralisée ne nuit pourtant jamais à la compréhension, et c’est bien là où ce formidable récit devient bluffant.  » Le parti pris d’une narration qui mêle le roman d’aventures, le roman historique, la poésie, l’aphorisme, les notes de bas de page n’a pas été une mince affaire « , reconnaît Jean-Marie Blas de Roblès. Depuis, ce dernier a poussé le vice jusqu’à créer un site Internet (1) proposant un index iconographique et encyclopédique de Là où les tigres sont chez eux. La Toile serait-elle un nouveau territoire à explorer pour notre Indiana Jones des lettres françaises ?

Là où les tigres sont chez eux, par Jean-Marie Blas de Roblès. Zulma, 776 p.

(1) www.blasderobles.com

Un bateau pour l’eldorado

Cherche homme(s) de bras et d’esprit pour un voyage au long cours, aucune qualification requise, peureux s’abstenir.  » Deux frères, chasseurs d’ours, s’empressent de répondre à cette annonce du capitaine Belalcazar, alerte septuagénaire.

Cet archéologue de formation s’apprête à repartir pour la quatrième fois vers la cité inca de Païtiti, située quelque part au c£ur de la forêt amazonienne, qui dissimulerait une quantité d’or faramineuse. Trois femmes complètent l’équipage de sa goélette : une cartographe, une ancienne gouvernante et une infirmière qui fera office de cuisinière. Et c’est parti pour une épopée que Patrice Pluyette transforme en traversée improbable, loin du Mozambique et par temps très agité, contrairement à ce qu’indique le titre de son roman.

Ce décalage donne le ton fantasque et loufoque de cette aventure pleine d’avanies (le bateau finit par s’échouer dans les glaces) et d’imprévus (la rencontre avec un personnage nommé Petit Pénis !) qui se conclura par une laborieuse progression dans la jungle. Passant d’un registre classique ( » des sandales eussent été adéquates « ) à une expression très contemporaine ( » tu vas kiffer ta race « ) avec un plaisir contagieux, ce jeune romancier virtuose nous rejoue Pirates des Caraïbes à la façon des Monty Python. Ici, l’aventure consiste à revisiter le genre sur un rythme débridé, en jonglant avec les poncifs et des trouvailles jubilatoires.

La Traversée du Mozambique par temps calme, par Patrice Pluyette. Seuil, 317 p.

Le livre de la jungle

Ils étaient beaux, intrépides, et faisaient rêver l’Amérique : le couple formé par Martin et Osa Johnson fut extrêmement populaire dans les années 1920. Lui, l’ex-cancre ayant rejoint Jack London sur la croisière du Snark ; elle, l’irrésistible flapper (beautée branchée) du Kansas qui crevait l’écran. Ces deux amoureux de la faune africaine connurent la gloire grâce à leurs documentaires animaliers révolutionnaires, qui saisissaient – outre la splendeur des bêtes – la magie du continent noir. Michel Le Bris, grand manitou du festival Etonnants Voyageurs, a eu la bonne idée de faire de ce couple en or des héros de roman. Il a imaginé qu’en 1938 une romancière débutante, Winnie, vient rencontrer Osa afin d’établir son autobiographie  » officielle « . Elle découvre alors une veuve riche et alcoolique, devenue  » une image qu’exploitait une énorme machine « . Aidé par une documentation foisonnante, Le Bris restitue dans La Beauté du monde toute l’ambiance de la jungle – qu’elle soit new-yorkaise ou kényane. Certes, on s’ennuie un peu à la lecture de ces (presque) 700 pages. Le roman compense néanmoins ses longueurs et son relatif manque de souffle par une réflexion ludique sur la vérité biographique, quelques beaux tableaux d’Afrique et, surtout, le portrait subtil d’Osa, qui ne nous fera plus voir King Kong (dont elle fut le modèle, pour l’héroïne…) du même £il.

La Beauté du monde, par Michel Le Bris. Grasset, 680 p.

Soifs de désert

Il est des rencontres envoûtantes. Celle de la jeune Isabelle Jarry, 26 ans en 1987, avec le Pr Théodore Monod (1902-2000), explorateur scientifique inlassable et inclassable, fut de celles-là. A 85 ans, l’extraordinaire chercheur de météorites en quête de l’origine du monde avait gardé toute sa verdeur. Ils nouèrent une belle amitié, ponctuée de nombreuses expéditions dans le désert saharien. Depuis, Isabelle a consacré trois livres à son mentor, jusqu’à ce dernier roman, touchant hommage aux savants aventuriers et à leurs chimères.

C’est sous les traits du botaniste géologue Gabriel Barthomieux que Monod ressuscite. Barbe blanche, mémoire vive, l’octogénaire n’a de cesse de convaincre la jeune photographe Ariane d’écrire un roman sur Alexander Laing. Une obsession que ce major écossais, premier Européen à être entré dans Tombouctou, le 13 août 1826, treize mois après son départ de Tripoli. L’expédition aura été éprouvante, périlleuse (le jeune militaire sera grièvement blessé par des Touareg dans le Tanezrouft) et fatale. A peine a-t-il quitté la cité mythique de l’Afrique de l’Ouest qu’il est assassiné, ne laissant derrière lui ni journal, ni relevé, ni croquis, bref aucun des attributs de l’explorateur occidental. Résultat : c’est à son successeur, le Français René Caillié, que reviendra la gloire d’avoir franchi les portes de Tombouctou, en 1828. Une reconnaissance qui donnera lieu à une sérieuse passe d’armes entre les consuls de France et de Grande-Bretagne à Tripoli.

La majesté du désert saharien, propre à la rêverie, au fantasme et à l’ascèse ; le  » silence criant  » de sa nuit, qui met les êtres à vif et abat les murailles… Ce sont bien ces arpents de terre déshéritée les véritables héros de ce roman, reliant, d’un siècle à l’autre, d’une génération à l’autre, tous ces êtres si différents.

La Traversée du désert, par Isabelle Jarry. Stock, 238 p.

Baptiste Liger; Delphine Peras; Marianne Payot

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