Pour limiter les pertes liées à la crise sanitaire, le BPS22 a appliqué les mesures de confinement en un temps record. © DR

Les arts plastiques malgré tout

L’apocalypse culturelle liée au Covid-19 n’aura pas lieu pour le secteur des arts plastiques en Belgique. Grâce à des directeurs de musée, galeristes, curateurs, professeurs et artistes programmés pour faire beaucoup avec peu. Focus sur ce miracle de la foi.

Jeudi 2 avril 2020. Le Conseil international des musées (Icom) tire la sonnette d’alarme. Sur son site, l’organisme publie un communiqué qui fait froid dans le dos. Conscient que la priorité est d’assurer la santé et la sécurité économique des populations touchées par la pandémie, il tient néanmoins à ouvrir les yeux de tous sur ce qui attend un secteur largement  » sous-financé « . Les rédacteurs du texte ne cachent pas que  » les musées qui sont temporairement fermés aujourd’hui risquent de l’être définitivement demain « . Chiffres à l’appui. L’Italie ? Les experts évaluent la perte pour le second semestre de l’année 2020 à trois milliards d’euros. L’Espagne ? 980 millions uniquement pour le mois d’avril. Du côté de l’American Alliance of Museums (AAM), on craint carrément le crash, soit la disparition pure et simple d’un tiers des institutions du pays. A ce constat peu réjouissant s’ajoute un avertissement relatif aux milliers de professionnels à travers le monde qui travaillent dans les musées en tant qu’indépendants : ils sont sur le point de perdre leur emploi ou… l’ont déjà perdu.

En ces temps d’incertitude, il faut des têtes brûlées qui vont jusqu’au bout de leurs projets.

Quand on sonde Pierre-Olivier Rollin, le directeur de l’emblématique BPS22 à Charleroi, à propos de cette chronique d’une catastrophe annoncée, son calme et son humilité désarçonnent. A l’image de tout le secteur des arts plastiques en Belgique, l’homme a les pieds sur terre, habitué qu’il est à soulever des montagnes depuis des années. Dernier fait d’armes en date : avoir appliqué à la lettre et en un temps record les mesures drastiques du protocole de déconfinement transmises par Bénédicte Linard, ministre de la Culture. A savoir, une limite du nombre de visiteurs (1 pour 15 m2, là où l’Icom recommande 1 personne pour 10 m2), faisant plafonner les 1 700 m2 du BPS à 250 visites par jour, mais également la mise en place d’une billetterie en ligne, d’un fléchage unidirectionnel, d’une séparation entre les flux d’entrée et de sortie…

Aux yeux de la plupart des observateurs, de tels exploits passent pour  » la normale « . Autre preuve très concrète de l’agilité et de la capacité de l’intéressé à faire face à l’adversité, Pierre-Olivier Rollin a limité les dégâts au maximum  » 15 000, voire 20 000 euros de perte tout au plus « , rien donc qui mette le bâtiment provincial Solvay en péril. Pour ce faire, la première mesure prise fut de prolonger jusqu’au 16 août prochain The Sun and The Set, l’exposition consacrée à Latifa Echakhch, artiste qui s’est vu confier le Pavillon suisse à l’occasion de la prochaine Biennale de Venise (2021). Inaugurée en février dernier, cette expo majeure n’a été visible que cinq semaines seulement, laissant tout le monde sur sa faim. La sage décision concilie respect du public – l’institution carolo n’a jamais fait mystère de son attachement à son audience locale – et loyauté envers l’artiste.

Le M HKA a profité des contraintes imposées par la crise pour commander une oeuvre ad hoc.
Le M HKA a profité des contraintes imposées par la crise pour commander une oeuvre ad hoc.© DR

Cette fidélité à l’égard des plasticiens est sans doute la préoccupation majeure de tout un secteur qui s’est démené pour continuer à faire vivre ceux sans qui les arts plastiques n’existeraient pas. C’est aussi pour cette raison solidaire que la plupart des musées se sont employés à diffuser les contenus de leurs collections, multipliant les focus sur les artistes, à travers les réseaux sociaux. Même des particuliers ont mis la main à la pâte pour diffuser la bonne parole esthétique. On pense à un Christophe Veys, professeur à l’école ARTS2 de Mons et collectionneur, qui a multiplié les posts éclairés et pédagogiques sur Facebook pour donner de la visibilité aux artistes émergents, allant jusqu’à démystifier l’acte d’achat grâce à la négociation auprès des plasticiens ou de leur galerie d’un système de paiement des oeuvres en plusieurs mensualités. Il n’est pas de petite contribution à la bonne cause.

Question de survie

Tout est bien dans le meilleur des mondes ? N’exagérons rien. Malgré le dévouement quasi sacerdotal en cours dans le milieu de l’art, la question de la survie se pose quand même.  » Beaucoup d’activités reposent sur l’accueil des groupes, si cette possibilité nous est refusée trop longtemps, ça va faire mal « , prévient Pierre-Olivier Rollin. D’autant qu’un autre problème de taille se profile à l’horizon, celui d’un public désormais habitué aux expériences virtuelles opérées depuis la maison. En toute logique, celui-ci pourrait rechigner à retrouver le chemin des musées. Là aussi, et c’est révélateur quant à la résilience du secteur, nombreux sont les acteurs à ne pas être restés les bras croisés. En la matière, la nouvelle plateforme #window- museum s’affiche exemplaire. On la doit à Lola Meotti et Hervé Charles, tous deux professeurs à La Cambre, à Bruxelles. Contre la dématérialisation des oeuvres et l’effritement du lien avec le public, le duo a imaginé ce projet  » indépendant mais participatif « . But de la manoeuvre ?  » Rassembler, inciter ou produire des projets artistiques concrets en réaction à la période de crise sanitaire, politique et sociale.  »

La première action concrète a été de permettre à des lieux tels que KANAL – Centre-Pompidou, le Centre Wallonie- Bruxelles de Paris ou le BPS22 de continuer à exposer à travers un système de vitrines, alors même que ces lieux étaient fermés (ce qui reste d’ailleurs d’actualité pour Kanal ; quant au BPS22, les vitrines sont maintenues même si le lieu a rouvert).  » La représentation collective de l’art contemporain est biaisée. On pense toujours aux quelques stars qui vendent des oeuvres à des prix spectaculaires. La réalité de ce marché est tout autre, il s’agit d’une grande majorité de personnes au statut précaire. Avec les annulations d’exposition en cascade, la crise actuelle va exacerber cette fragilité. Du coup, il incombe à tous les acteurs de s’interroger et de repenser les structures d’encadrement. #windowmuseum est une façon de montrer que, même quand le musée est fermé, il peut dialoguer avec son public et servir la création artistique. Celle-ci est pleine de vitalité, toujours prête à rebondir « , analyse Lola Meotti.

Pour Léa Belooussovitch (ici son projet Prep Walk, exposé au Botanique fin 2019), l'année s'annonce périlleuse.
Pour Léa Belooussovitch (ici son projet Prep Walk, exposé au Botanique fin 2019), l’année s’annonce périlleuse.© GILLES RIBERO

Dur désir de durer

Témoin de cette proactivité devenue la seconde nature du milieu des arts plastiques belge : l’initiative prise par le M HKA en vue de sa réouverture au public. L’institution anversoise a su profiter d’un des axiomes sanitaires émis par le Conseil national de sécurité, l’injonction de protéger le personnel d’accueil derrière une paroi en plexiglas, pour commander une oeuvre, qui dans le même temps a rejoint les collections, à l’artiste anversoise Anne-Mie Van Kerckhoven. Il s’agit de trois sphères colorées, appliquées sur la vitre de protection, qui semblent flotter au-dessus du comptoir devant lequel les visiteurs se pressent habituellement pour acheter leurs billets. Bart De Baere, directeur de ce haut lieu de l’art contemporain belge, encourage à  » ne pas seulement essuyer des pertes, mais à se focaliser avec davantage d’acuité encore sur nos valeurs essentielles, sur l’attention que nous portons à notre écosystème et à un fonctionnement muséal durable « .

Ce dur désir de durer, réjouissant et rassurant, on le retrouve également du côté des galeristes que le propos de comptoir assimile trop facilement aux marchands du temple. A Bruxelles, Justine Jacquemin, de la galerie DYS, constate que le ralentissement du rythme des expositions n’a pas eu que des effets négatifs.  » Bien sûr, tout est chamboulé, notamment parce qu’il n’y aura pas de foires telles que Drawing Now ou Art on Paper, sur lesquelles je compte habituellement. Cela dit, quand on possède une structure légère comme la mienne, on peut mieux faire face parce qu’il n’y a pas de coûts exorbitants. Ce qui m’a fait chaud au coeur, c’est qu’il y a eu des ventes malgré tout, des achats émanant de personnes qui ont laissé décanter une oeuvre en eux pendant plusieurs semaines. C’est merveilleux de se dire que des pièces surnagent dans l’esprit des acheteurs potentiels et que l’interruption de la frénésie a permis qu’elles refassent surface. Peut-être regarde-t-on mieux quand on voit moins de choses « , explique cette trentenaire qui envisage, malgré tout, l’avenir de sa galerie avec sérénité.

Avec ses deux galeries bruxelloises représentant 21 artistes issus d’autres cultures (Inde, Burkina Faso, Colombie…), Félix Frachon n’a pas fait le choix de la facilité, qu’il s’agisse des contraintes logistiques pour acheminer les oeuvres ou du nécessaire travail de pédagogie. Il n’en fait pas mystère : la crise du Covid-19 l’a sérieusement mis à l’épreuve. Pourtant, il continuera malgré tout, sans doute au-delà du raisonnable.  » C’est une vocation, souligne-t-il. Il faut se rappeler que des galeries sont restées ouvertes dans des moments très difficiles, en Irak, au Kosovo ou lors de la révolution tuni- sienne. Je pense aussi au Brésil où en ce moment la scène culturelle est sinistrée. En ces temps d’incertitude, il faut des têtes brûlées qui vont jusqu’au bout de leurs projets. Le mien est que les gens se comprennent grâce à l’art. C’est donc moins que jamais le moment d’y renoncer.  »

Jongler, disent-ils

Du côté des artistes, même son de cloche : on s’adapte, comme c’est le cas depuis toujours. Léa Belooussovitch, Française de 30 ans installée en Belgique et lauréate du Prix du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2018) pointe une année périlleuse. En raison de l’annulation de certaines foires, ses revenus seront plus instables que jamais – l’intéressée estime le manque à gagner à plus de 10 000 euros. La situation est d’autant plus difficile qu’il n’existe pas de statut officiel pouvant épouser cette réalité de revenus sporadiques. C’est donc grâce au CPAS que cette plasticienne au travail remarquable survit. A cette situation matérielle incertaine, il faut ajouter l’isolement provoqué par le confinement, soit une solitude inconfortable pour cette artiste qui concède avoir besoin d’interactions avec les autres pour nourrir son travail. Seule consolation, de nombreux messages reçus lui confirmant que sa pratique  » manquait aux gens « . Florian Kiniques, 31 ans, pour sa part, se félicite de pouvoir compter sur d’autres ressources de revenus, à l’instar des cours qu’il donne à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles. Il reste que cet artiste dont l’oeuvre est marquée par la pudeur et la lenteur sent plus que jamais la menace qui plane sur lui, accentuée par la pandémie, celle de l’invisibilisation. La crise du Covid-19 a aussi été pour lui l’occasion de mesurer  » un certain rapport à l’espace  » rendu plus dense en raison du confinement. Enfin, on ne peut conclure sans évoquer le cas de Tudi Deligne, artiste de la galerie DYS. Privé de ses habituels crayons noirs, l’artiste s’est autorisé, étrange carte blanche menée durant deux mois, à travailler la couleur. Des bifurcations telles que celle-là seront nombreuses, à n’en pas douter.

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