Le métro, un projet qui peut se justifier au-delà de 6000 passagers par heure et par sens. © Hatim Kaghat

Lenteurs, conflits d’intérêt, manque de vision… Les 7 péchés capitaux du métro Nord

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Il sortira de terre en 2030. Peut-être. Mais le nouveau projet de métro à Bruxelles a d’ores et déjà accumulé assez de casseroles pour faire douter de sa pertinence, de son efficacité et de la transparence de son processus de décision.

Rarement un ver de terre aura fait autant de bruit. La construction d’un métro souterrain et de sept nouvelles stations entre la gare du Nord, à Bruxelles, et le nord de la ville, à Haren, ainsi que la transformation du prémétro en métro sur un tronçon du centre, sont sur toutes les lèvres politiques. Quatre communes sont concernées : Evere, Schaerbeek, Bruxelles-Ville et Saint-Gilles. Honni ou porté aux nues, ce projet est symptomatique des maux belges : il cumule les lenteurs, errements dans les procédures, conflits d’intérêts, manque de vision et démultiplication des acteurs concernés. Autant de péchés capitaux qu’on pardonne mal à un projet de près de deux milliards d’euros.

Ce nouveau transport public, censé desservir le nord et le sud de Bruxelles, jusque-là peu gâtés, a été évoqué dès 2003 par le directeur de la Stib d’alors, Alain Flausch. Laurette Onkelinx, candidate à la même époque au mayorat de Schaerbeek, saisit la balle au bond. A l’époque, elle est aussi présidente de Beliris, cette structure de coopération financière entre l’Etat fédéral et la Région bruxelloise visant à embellir Bruxelles dans son rôle national et international. Elle occupera le poste de 1999 à 2014. Voilà donc seize ans qu’on parle d’un métro qui ne sera pas mis en circulation avant 2030. Au mieux. Soit un écart de vingt-sept ans ou l’équivalent de cinq gouvernements et demi.

Lenteurs, conflits d'intérêt, manque de vision... Les 7 péchés capitaux du métro Nord
© stib

1. La nouvelle ligne ne résoudra pas la congestion automobile

Cette nouvelle ligne ne fera pas fondre les embouteillages. Tout au plus limitera-t-elle la croissance de la pression automobile.  » Avec une vitesse moyenne annoncée de 28 km/h, le métro est imbattable, résume un ancien de la Stib. Son objectif n’est toutefois pas de diminuer le trafic de transit, mais d’offrir une solution supplémentaire de transport aux Bruxellois.  » Le rapport d’incidences, établi en vue de modifier le Pras (Plan régional d’affectation du sol) pour y intégrer le tracé du métro, établit d’ailleurs que 0,6 % seulement des usagers délaisseront la voiture au profit du métro. Le plan Iris 2, qui date de 2010, préconisait pourtant de réduire de 20 % la pression automobile en région bruxelloise pour… 2018, en favorisant la mobilité alternative via la taxation de l’usage de la voiture, la limitation des places de stationnement, le développement des zones piétonnes, des sites propres tram/bus, des pistes cyclables, etc.

 » Si on se limite à construire un métro, cela a peu d’effet sur le nombre de voitures, confirme Mario Cools, professeur en transport et mobilité à l’ULiège. Pour agir sur la congestion automobile, il faut prendre d’autres mesures, comme le péage urbain, par exemple.  » D’ici à 2030, les véhicules autonomes ne circuleront sans doute pas encore dans les rues de Bruxelles mais les véhicules électriques légers, comme les monoroues et trottinettes, monteront en puissance. Nul ne sait donc si, malgré le boom démographique attendu, le métro aura encore la même utilité dans dix ans. Mais tous s’accordent sur deux points : les investissements auraient dû être réalisés il y a dix ans. Et désormais, il faut agir.

Le ministre Didier Reynders invité en 2016 par l'entreprise Sweco, lors de l'inauguration d'une nouvelle ligne de métro à Paris.
Le ministre Didier Reynders invité en 2016 par l’entreprise Sweco, lors de l’inauguration d’une nouvelle ligne de métro à Paris.© SWECOBELGIUM.BE – JEAN-POL SCHRAUWEN

2. Des études entachées par un conflit d’intérêts

Lorsqu’en 2009, le gouvernement bruxellois se lance dans l’aventure du métro Nord, il confie la première étude de faisabilité, après appel d’offres, au consortium Bureau métro Nord (BMN). Rien n’interdit à ce dernier de se proposer pour effectuer les études suivantes, s’il se confirme que le projet est viable. Sans surprises, BMN conclut à la faisabilité du projet et remporte le nouveau marché.

 » C’est un vrai conflit d’intérêts, sur lequel la Stib a fermé les yeux, peste un ancien de la maison. Il n’y a aucune garantie sur l’indépendance de ce bureau d’études. Ce n’est éthiquement pas acceptable et ça donne des résultats biaisés qui empêchent une décision sereine.  »  » Il aurait fallu faire appel à deux consultants différents, enchaîne Frédéric Dobruszkes, géographe des transports à l’ULB, comparer leurs conclusions et interdire à ces deux bureaux de travailler sur le projet par la suite.  »

Beliris ne conteste pas le conflit d’intérêts.  » Travailler avec le même bureau permet de gagner du temps et de ne pas perdre la connaissance du dossier en chemin « , éclaire son directeur, Cédric Bossut.

La future station de métro Bordet, au nord de Bruxelles.
La future station de métro Bordet, au nord de Bruxelles.© BELIRIS

3. Les conditions de départ ne sont pas totalement remplies

Dans son accord de gouvernement de 2009, l’exécutif bruxellois se prononce en faveur de l’étude du prolongement du prémétro et du métro vers le nord. A trois conditions : la demande ne peut être rencontrée par un autre transport public capable de véhiculer 6 000 passagers par heure au moins ; il faut tenir compte des coûts d’infrastructures et des amortissements (mais le texte ne fixe aucune limite ni ordre de grandeur à ce coût) ; le projet doit s’accompagner de mesures de rationalisation de la circulation en surface.

 » Ce genre de phrase est typique d’une majorité qui n’est pas d’accord, sourit un élu bruxellois. On glisse une phrase qui sert de balise et puis… on verra.  » On a vu. Les acteurs associatifs dans leur ensemble considèrent que les alternatives de surface n’ont pas été valablement étudiées.  » BMN a manipulé les chiffres de la densité et de la capacité de transport en écartant les alternatives possibles « , assène Isabelle Pauthier, directrice de l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau). La mise en site propre de certaines lignes aurait ainsi été écartée pour ne pas réduire le nombre de places de stationnement. Actuellement, 58 % de la surface de la voirie est principalement consacrée à la voiture.

BMN a effectivement assuré dès 2012 qu’aucune ligne de surface ne permettrait d’atteindre l’objectif fixé par Iris 2. Mais le métro ne le permet pas davantage. Les mesures de rationalisation de la circulation en surface ? Elles sont ténues pour l’instant. Le péage urbain est au point mort. Il engendrerait pourtant une diminution de 14 % du trafic.  » C’est du ressort de la Région, souffle Cédric Bossut : nous ne faisons qu’exécuter « .

Quant au coût, il avoisine le 1,8 milliard d’euros, surprises et indexation non incluses. Beliris financera le projet à hauteur de 500 millions d’euros, soit 50 millions par an pendant dix ans. Le solde reviendra à la Région.  » Le projet est surdimensionné par rapport aux besoins, assure un ex-ingénieur de la Stib. Il y a d’autres projets à financer avec cette enveloppe.  »

4. Y a-t-il un pilote politique dans le métro ?

Parmi les acteurs de ce dossier, on trouve, pêle-mêle : la Région de Bruxelles-Capitale, et particulièrement le ministre-président, Rudi Vervoort (PS), également bourgmestre en titre d’Evere ; Pascal Smet (SP.A), en charge des Transports ; les administrations Bruxelles Mobilité et Perspective (aménagement du territoire) ; la Stib ; Beliris, dirigée par le ministre fédéral Didier Reynders (MR) ; la commission régionale de la mobilité ; les acteurs de l’associatif comme Inter-Environnement Bruxelles et l’Arau ; les comités de pilotage et d’accompagnement ; les communes concernées ; et les riverains.

 » Il y a une confusion dans les rôles, relève Frédéric Dobruszkes : théoriquement, c’est Bruxelles Mobilité qui devrait concevoir les plans de la mobilité, et la Stib qui devrait les exécuter. Mais ce n’est plus le cas.  » Beliris est seule à la manoeuvre pour le prolongement du métro vers le nord de Bruxelles. C’est pourtant la Stib qui exploitera ensuite la ligne… et les espaces commerciaux qui fleuriront dans les stations.

Dans tout ce fatras, la communication passe mal. La commission régionale de la mobilité se plaint régulièrement,  » malgré ses demandes répétées, de ne pas être tenue suffisamment informée du développement du projet « . Même son de cloche à Schaerbeek.  » Beliris sait construire des tunnels mais ce n’est pas son métier de négocier ni de communiquer, observe Marc Weber, chef de cabinet du bourgmestre schaerbeekois Clerfayt. Nos courriers vers la Région et Beliris restent sans réponse.  » Fâchée, la commune ne délivre désormais plus les autorisations de travaux préparatoires, en attendant qu’une  » hypercoordination  » du projet soit mise en place. Snobée, Perspective, l’administration de l’aménagement du territoire, estime pourtant sa présence dans le processus  » primordiale pour la cohérence des projets « , selon son directeur Christophe Soil. De son côté, le ministre régional de la Mobilité, Pascal Smet, s’énerve devant le parlement bruxellois :  » Beliris ne devrait plus s’occuper d’aucun chantier à Bruxelles !  » Ambiance.

Mais qui porte politiquement ce projet ?  » L’adhésion s’est effilochée au fil du temps parce qu’il n’y a pas de responsable politique pour assurer la coordination entre les différents niveaux de pouvoir et acteurs, analyse Denis Grimberghs, ancien échevin CDH de la mobilité à Schaerbeek. Ce devait être soit Rudi Vervoort, soit Didier Reynders.  » Ce n’est aucun des deux, semble-t-il.  » Il n’y a pas de figure de proue politique qui défende le projet, analyse un ancien salarié de la Stib. Ça ne peut pas marcher.  »

Quant aux parlementaires, ils en sont réduits à poser de (rares) questions. La suggestion du député MR Vincent De Wolf, selon laquelle le parlement doit auditionner des experts pour voir clair dans un dossier dont nul ou presque ne s’est préoccupé jusqu’ici, tombe à pic.

5. Les choses ont été faites à l’envers

Le projet de modification du Pras intervient mi-2017. Très, très tard par rapport à l’avancement du dossier. Car, au même moment, les maîtres d’ouvrage ont déposé ou s’apprêtent à déposer leurs demandes de permis d’urbanisme et communiquent sur le sujet.  » Envisager ce projet de modification aurait été juridiquement plus serein s’il était intervenu avant le lancement des travaux et des études « , écrit Christophe Soil, le directeur général de Perspective, dans un courrier adressé à Rudi Vervoort.

En juin 2018, un recours a d’ailleurs été introduit par l’Arau, Inter-Environnement Bruxelles et deux riverains contre la modification du Pras qui permettrait le métro Nord.  » Beliris est seulement en train d’engager des gens pour assurer la coordination du projet alors qu’elle veut déjà faire des trous dans le sol « , s’indigne Marc Weber.

De la même manière, la campagne géotechnique a démarré fin juin 2017, soit après le rapport de BMN comparant les formules de tunnels possibles. Or, ces travaux de creusement seront complexes car réalisés dans la nappe phréatique et dans une couche géologique peu propice et jamais creusée à Bruxelles sur une telle distance. Les risques ne sont pas minces.

Enfin, tout indique que la décision de procéder par ouverture de la voirie pour construire le métro ( cut and cover) a été écartée d’emblée, par peur du veto des communes, et non à l’issue d’une étude approfondie.  » La formule du tunnelier a été prise dès le départ, martèle Frédéric Dobruzskes. Le creusement des stations fera quand même une belle pagaille. C’est un jeu de dupes : on considère comme contraintes techniques des décisions politiques prises en amont.  » Denis Grimberghs ne dit pas autre chose :  » Ce sont toujours les ingénieurs qui ont le lead sur des chantiers comme ça quand le politique est faible. Il y a une vraie condescendance de Beliris par rapport aux élus locaux.  »

Cédric Bossut, directeur de Beliris.
Cédric Bossut, directeur de Beliris.© REPORTERS

6. Un projet sans vision

Entre les défenseurs du métro et ceux du tram, d’autres déplorent l’absence d’un projet de ville, pensé dans toutes ses dimensions.  » Quelque chose cloche, comme dans tous les projets de la Stib, mitraille Xavier Tackoen, administrateur délégué du bureau de consultance Espaces-Mobilités. Il n’y a là qu’une vision de transport et pas de ville, ni de réflexion urbaine de développement autour de cette ligne. Ce métro est pensé par les Bruxellois, pour les Bruxellois. C’est une erreur, un projet de repli territorial. Avec la mise en oeuvre du métro, des entreprises vont s’éloigner du centre de la ville pour s’installer dans un lieu excentré mais desservi par le métro, de manière à accéder à de l’immobilier moins cher. Cette réflexion manque totalement dans ce projet.  »

Ce qu’il y manque aussi, pointent plusieurs interlocuteurs, c’est une réflexion de fond sur les connexions avec De Lijn (l’homologue flamand de la Stib et des TEC). Et avec le réseau ferré bruxellois.  » Ce système est extraordinaire mais il est mal exploité, regrette un ancien de la Stib. Tant qu’on pense que le train ne fait pas partie de la mobilité de la Région, on est bridés dans la réflexion. Avec le métro, la situation sera sans doute meilleure dans dix ans, mais pendant dix ans, elle sera détériorée. Il faut se donner encore quelques mois de réflexion : ce truc n’est pas mûr.  »

7. Un projet saucissonné

Le projet du métro Nord a été d’emblée scindé en deux projets distincts : le prolongement du métro vers Bordet, entièrement piloté par Beliris, et la transformation du prémétro en métro entre Albert et la gare du Nord, assurée par la Stib. Curieux, dès lors qu’il s’agit de la même ligne.  » Ce dédoublement de la maîtrise d’ouvrage a complexifié le projet et son appréhension par le public, par les instances, les communes et les organisations régionales, écrit à ce propos Christophe Soil, avant de suggérer de désigner… un coordinateur.

L’avenir de la ligne vers Uccle, au sud de Bruxelles, reste plus qu’incertain. Vu sa faible population,  » à Uccle, le métro sera très difficile à justifier, déclarait en 2016 à La Libre Alain Flausch, ancien patron de la Stib. Les études sont à prendre avec circonspection : il faut voir quels sont les intérêts derrière tout cela.  » L’homme se demandait si  » ce projet pharaonique n’était pas encouragé par un lobby d’entrepreneurs tentés d’alourdir au maximum la facture des travaux…  »

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