Le vrai maître de Varsovie

Derrière le parti conservateur au pouvoir, dont il tire les ficelles, Jaroslaw Kaczynski règne dans l’ombre sur son pays. Un dirigeant solitaire au profil sombre et énigmatique. Mais surtout l’inspirateur d’une dérive autoritaire qui inquiète aujourd’hui toute l’Europe.

Deux bâtiments grandioses, à Varsovie, font office de palais présidentiel : le premier est dans la Vieille Ville ; le second, dans le sud du parc Lazienki. Mais les habitants de la capitale polonaise savent que le vrai pouvoir est ailleurs, dans une maison banale à deux étages, rue Mickiewicza : le domicile privé de Jaroslaw Kaczynski. L’homme le plus puissant du pays, c’est lui. Enfant chéri de la droite nationaliste, il n’a pas courtisé les suffrages des électeurs lors des législatives d’octobre 2015. A quoi bon ? Ses partisans modérés, plus à l’aise que lui devant les caméras et sur les estrades, ont fait campagne à sa place. Porté par les inégalités sociales et l’inquiétude suscitée par la vague migratoire en Europe, leur mouvement, Droit et Justice (PiS), a attiré environ 38 % des voix et, grâce à la loi électorale, conquis la victoire absolue au Parlement – une première dans l’histoire récente de la Pologne démocratique. Depuis lors, à en croire les observateurs de la vie politique locale, Kaczynski reste dans l’ombre mais décide de tout. Leader incontesté, mais simple député, il donne ses consignes du bureau qu’il occupe, au siège du parti, rue Nowogrodzka, et de son domicile. Tapi dans l’ombre, il n’a de comptes à rendre à personne.

Une enquête préliminaire sur le respect de l’Etat de droit

Ses subordonnés au sein du parti n’ont pas cette chance. En début de semaine, Andrzej Duda et Beata Szydlo, respectivement président et Premier ministre, ont défendu leur politique à Bruxelles et à Strasbourg. Ils ont été interrogés sur la réforme controversée du Tribunal constitutionnel, menée tambour battant et adoptée le 24 décembre par le Parlement. L’UE a lancé, pour la première fois, une enquête préliminaire sur le respect de l’Etat de droit :  » C’est une question grave « , souligne le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans. Et ce n’est pas la seule. Le 30 décembre, le Parlement de Varsovie a aussi voté à la hâte la reprise en main immédiate des médias : les dirigeants de l’audiovisuel public sont désormais nommés par le ministre du Trésor. Dans le domaine judiciaire, enfin, les rôles de ministre de la Justice et de procureur général devraient être fusionnés d’ici peu.

En quelques semaines, l’atmosphère a beaucoup changé dans ce pays qui fut longtemps l’enfant chéri de la Commission européenne et dont les performances économiques faisaient rêver ses partenaires. Le voici soudain devenu frileux et xénophobe. Le 8 janvier, l’hebdomadaire Wprost, proche du gouvernement, a publié en couverture un photomontage avec plusieurs responsables européens vêtus d’uniformes nazis et de costumes noirs, accompagné de ce titre :  » Ils veulent de nouveau asservir la Pologne.  » Rien que ça… J’ai l’impression de vivre un cauchemar, résume Maria, journaliste. Ma petite fille de 4 ans ne cesse de me chanter l’hymne national, qu’elle a appris à la crèche. Ces jours-ci, tout le monde se sent renvoyé vers le passé.  » Le pays n’a jamais vu autant de reconstitutions de batailles et d’événements historiques divers.

 » Quand des amis étrangers me demandent ce qui se passe en Pologne, je leur dis que la réponse est dans la tête de Kaczynski « , écrit Tomasz Lis, journaliste influent, dans un récent numéro de l’édition polonaise de Newsweek. Problème : personne n’a accès à la tête de Kaczynski…  » Le leader du PiS dicte sa politique au ministère des Affaires étrangères et indique à la Première ministre la bonne cadence pour mener les réformes, explique Michal Krzymowski, auteur d’une biographie de Kaczynski. Mais il ne s’en tient pas là. C’est lui, aussi, qui donne son feu vert pour que les projets de loi soient examinés par le Parlement. Lui encore, qui approuve ou non les candidatures à la tête des diverses agences de l’Etat.  »

Un mélange de nationalisme, de souverainisme et de démagogie

Mais qui est donc Jaroslaw Kaczynski ?  » L’un des hommes politiques les plus obstinés et les plus pugnaces d’Europe « , à en croire le Financial Times. La droite traditionnelle voit en lui un défenseur des valeurs conservatrices et un nationaliste dévot. A contrario, la classe moyenne progressiste et l’intelligentsia de Varsovie le décrivent comme un réactionnaire dangereux et autoritaire. Sa personnalité énigmatique fascine comme elle repousse : à 66 ans, cet éternel célibataire a toujours vécu avec sa mère, jusqu’au décès de celle-ci, en 2013. Mal à l’aise avec les femmes, si ce n’est avec le genre humain en général, il vit seul dans une maison, en l’absence de tout voisin : les habitations mitoyennes ont été vidées de leurs occupants. On ne lui connaît pas d’amis et ses coups de coeur, en matière culturelle, remontent aux années 1960 : Burt Lancaster, Gary Cooper, Brigitte Bardot, Alain Delon… Aux dernières nouvelles, il semble passer chacune de ses soirées à lire ou à écouter les émissions de Radio Maryja, une station catholique intégriste souvent accusée de verser dans l’antisémitisme. Il ne s’endort guère avant 2 ou 3 heures du matin et se réveille tard le lendemain, ce qui expliquerait la multiplication sans précédent des séances tardives du Parlement.

La politique de Kaczynski rappelle parfois celle du leader de la Hongrie voisine, Viktor Orban, et les deux hommes semblent avoir scellé, lors d’une récente rencontre, qui aurait dû rester secrète, un pacte d’entraide face aux pressions de l’Union européenne. Leur mélange de nationalisme, de souverainisme et de démagogie attise les craintes de Bruxelles, où beaucoup s’interrogent sur l’attachement des pays d’Europe centrale à la transparence, à l’ouverture et à la tolérance, valeurs fondatrices du projet européen. Dans l’ouest du Vieux Continent, le nom d’Orban est plus connu que celui de Kaczynski, mais l’avenir de la Pologne, sixième puissance économique de l’UE, forte de 38,5 millions d’habitants, préoccupe davantage l’UE que celui de la Hongrie.

Avec ses cheveux blancs, sa petite taille et son physique patelin, Jaroslaw ne paie pas de mine. Sa première apparition publique remonte à 1962, quand, âgé de 13 ans, il joue au côté de son frère jumeau, Lech, dans un film pour enfants resté populaire, Les Deux qui ont volé la Lune. Dans les années 1980, l’un et l’autre sont actifs au sein du mouvement Solidarnosc, qui lutte contre le régime communiste. Autant Lech jouit d’une certaine influence à Gdansk, où il côtoie Lech Walesa, leader charismatique du mouvement, autant Jaroslaw est peu connu et n’occupe pas de poste particulier. En toute discrétion, cependant, le second ne cesse de conseiller le premier sur la marche à suivre.  » Lech Kaczynski ne m’a jamais frappé par son intelligence, mais il était de bonne foi, se souvient Konstanty Gebert, journaliste depuis l’époque de la presse clandestine. Son frère, Jaroslaw, en revanche, est un homme extrêmement intelligent qui a toujours été prêt à tout pour accéder au pouvoir.  » Ce dernier, pourtant, ne frappe guère ses interlocuteurs de l’époque :  » Il participait aux réunions secrètes du Comité des droits de l’homme, se souvient Danuta Przywara, présidente de la Fondation Helsinki. Il était normal et, en même temps, c’est vrai qu’il était différent. Lui était favorable à la peine de mort, par exemple. Quand il nous l’a dit, nombre de mes amis pensaient qu’il plaisantait. Mais il était très sérieux.  »

Aujourd’hui, beaucoup dépeignent Jaroslaw comme une personnalité dominante, voire brutale, qui éprouve un certain plaisir à humilier ses ennemis comme ses alliés.  » Il suit un grand nombre de dossiers et il a un avis sur tout, se borne à expliquer Andrzej Zybertowicz, l’un de ses conseillers de l’ombre. Il estime que l’Etat doit être renforcé dans son autorité et imperméable aux groupes de pression et aux intérêts particuliers. Il considère aussi que le christianisme est une composante essentielle de la société polonaise et qu’il faut toujours tenir compte du rôle joué par l’Eglise.  »

De nos jours, il semble porté par une conviction inébranlable. A y regarder de plus près, pourtant, sa position a évolué au fil des ans.  » Dans les années 1990, avec l’avènement de la démocratie, les jumeaux Kaczynski ont créé un parti chrétien-démocrate, explique Michal Krzymowski. Tandis que son frère devient président de l’équivalent polonais de la Cour des comptes, puis ministre, Jaroslaw, quant à lui, se fâche avec tout le monde. Au milieu des années 1990, le parti était menacé d’extinction et Jaroslaw, fauché et poursuivi par les huissiers, empruntait de l’argent à son frère.  »

Cette expérience semble l’avoir convaincu qu’il n’y avait pas d’appétit en Pologne pour un parti chrétien-démocrate. Alors, son discours s’est radicalisé, quitte à verser dans la démagogie. Nommé Premier ministre entre 2006 et 2007, alors que son frère était président, il n’a cessé de fustiger l’Union européenne et l’Allemagne, sommant Berlin d’accorder davantage de droits de vote à la Pologne afin de compenser les millions de Polonais tués par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Naguère partisan d’une politique économique libérale, il parle désormais de faire payer  » ceux qui ont les poches bien remplies « . Et il s’est rapproché des éléments les plus traditionnels de l’Eglise catholique.

La mort de Lech Kaczynski, le 10 avril 2010, lors du crash de son avion présidentiel à Smolensk, en Russie, semble avoir durci Jaroslaw, qui soupçonne un mauvais coup de l’éternel ennemi moscovite. Depuis le drame, hanté par le chagrin, il semble vouer un culte quasi mystique à son frère : entre la plaque érigée à sa mémoire sur la façade du palais présidentiel à Varsovie, et sa tombe dans la crypte de la cathédrale du Wawel, à Cracovie, cet homme qui semble si mal à l’aise avec les vivants rend hommage pas moins de 70 fois par an à son frère disparu.  » Kaczynski est fin tacticien et très intelligent, mais il y a quelque chose du fou chez lui, s’exclame Aleksander Smolar, politologue franco-polonais. Il me semble davantage porté vers la destruction que vers la construction.  »

Un tel personnage pourra-t-il longtemps rester maître du jeu ? C’est bien possible. Car le PiS a multiplié les promesses pendant la campagne afin de s’attirer les faveurs de l’électorat : baisse de l’âge de départ à la retraite, médicaments gratuits pour les personnes âgées de plus de 75 ans, allocation familiale de 500 zlotys par mois et par enfant… Ce coûteux programme social était le prix à payer pour remporter le scrutin, estiment les analystes : les leaders de la Plateforme civique, désormais dans l’opposition, ont trop longtemps négligé l’ampleur des inégalités sociales et les effets désastreux de l’emploi précaire, parmi les jeunes en particulier. Victime de sa complaisance, voire de son arrogance, l’équipe sortante a permis l’accession au pouvoir d’un régime inédit parmi les démocraties européennes.  » Jaroslaw Kaczynski comprend mieux la nation polonaise que nombre de Polonais eux-mêmes, résume Wiktor Osiatynski, juriste et coauteur de la Constitution. Il a compris notre mentalité historique de serfs : nous voulons être dirigés par un bon maître. Mais nous sommes aussi des rebelles individualistes, jamais contents, et méfiants à l’égard d’un Etat fort. A la place de Kaczynski, je prendrais garde au peuple de Pologne.  »

De notre envoyé spécial Marc Epstein, avec Anna Husarska

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