Allegory by a Thread, Diana Al-Hadid, 2020. © DOMINIQUE PROVOST ART PHOTOGRAPHY

Le visage est une énigme

Relancer l’intérêt pour les maîtres anciens en les confrontant aux artistes contemporains? Usé jusqu’à la corde, ce scénario s’avère souvent paresseux. Sauf miracle. Comme à Bruges, où l’exposition Memling Now consacre un portraitiste de génie.

Peut-être que l’art du portrait est le plus beau legs pictural de la Flandre à l’histoire de l’humanité. Celui-ci est d’autant plus précieux que cette pratique du visage peint est celle qui nous touche au plus profond de notre condition. Elle s’adresse à nous sans réserve, nous frappe en plein coeur.

Petit rappel des faits en accéléré. Après avoir culminé au Ier siècle de notre ère avec les oeuvres sur sarcophages du Fayoum, la tradition du portrait individuel sombre progressivement dans un sommeil de près de dix siècles. La religion s’en mêle. Entre l’interdiction de la représentation du divin et la révélation de l’Incarnation, le christianisme bricole au Ve siècle un moyen terme esthétique qui veut que les figures peintes aient valeur d’allégories plutôt que de réalités existant par et pour elles-mêmes. Les artistes n’ont alors pas d’autre choix que de signer des tableaux sacrés codifiés à l’envi. Sans plus donner à sentir ce sel du monde qu’ est la chair.

L’image a beau être fixe, elle retient quelque chose de ce flux incessant des expressions changeantes que l’on peut observer sur le visage d’un être proche.

Cet appauvrissement iconographique se fissure lentement quand, au début du XIVe siècle, le théologien Guillaume d’Ockham professe la séparation entre foi et raison, laissant entrevoir la possibilité de représenter à nouveau l’individu. C’est dans les brumes septentrionales flamandes que cette possibilité d’un retour en grâce du faciès humain séduit le plus. Gagnés par de nouvelles idées, les commanditaires se pressent, heureux de voir leurs traits immortalisés sous les pinceaux de géniaux « Primitifs », qu’il s’agisse de Robert Campin (environ 1378 – 1444), des Frères de Limbourg (environ 1380 – 1416), de Jan van Eyck (environ 1390 – 1441) ou encore de Rogier van der Weyden (1399 – 1464).

Allegory by a Thread, Diana Al-Hadid, 2020: une réponse contemporaine à cette Allégorie de la chasteté réalisée par le grand portraitiste autour de 1480.
Allegory by a Thread, Diana Al-Hadid, 2020: une réponse contemporaine à cette Allégorie de la chasteté réalisée par le grand portraitiste autour de 1480.© INSTITUT DE FRANCE, MUSÉE JACQUEMART-ANDRÉ, PARIS

Héritier de cette école, Hans Memling (Seligenstadt, naissance vers 1435 – 1440, décès en 1494) est le portraitiste le plus talentueux de sa génération, lui qui évolue dans le contexte des Pays-Bas bourguignons. La synthèse qu’il opère est sans égale en ce qu’elle concilie l’apport de van der Weyden, dont il est un disciple direct (il a travaillé dans son atelier de Bruxelles), et la technique de van Eyck. Du cosignataire de L’Agneau mystique, Memling retient le foisonnement de détails réalistes, ce rendu fascinant des matières et des objets. De Rogier van der Weyden, le peintre qui s’est installé à Bruges en 1465 pérennise le sens de l’esthétisme, la volonté d’une harmonie absolue, quitte à ce qu’elle dame parfois le pion au réalisme. Au croisement de ces deux savoir-faire, l’incroyable facture des portraits de Memling fait vibrer la singularité d’une façon inédite dans l’histoire de l’art. L’image a beau être fixe, elle retient quelque chose de ce flux incessant des expressions perpétuellement changeantes que l’on peut observer sur le visage d’un être proche. Elle s’empare d’éclairs ténus comme le passage d’une idée sombre dans les yeux d’un notable ou le sourire à venir sur les deux lèvres encore scellées d’une épouse à la beauté diaphane.

Proximité troublante

Ces émois infinitésimaux, le visiteur de Memling Now (1), magnifique événement qui prend place dans l’ancien hôpital Saint-Jean devenu Musée Memling, les glane à plusieurs reprises. Il y a le Diptyque de la Vierge à l’Enfant avec Maarten van Nieuwenhove (1487), chef-d’oeuvre qui se tient à mille lieues du hiératisme figé des peintures italiennes à la tempera de l’époque. Un sentiment renforcé par la présence d’un miroir convexe dans le volet de gauche qui présente les deux protagonistes, Marie et le jeune commanditaire, vus de dos dans une intimité inouïe. Détail piquant: le notable évoque l’acteur américain Adam Driver, à la façon d’une ouverture faite, bien involontairement, vers l’époque contemporaine.

La collusion se précise avec ce Portrait d’une jeune femme (1480) dont le peintre a placé les mains sur le bord inférieur du cadre, assurant ainsi une émouvante transition entre l’univers de cette huile sur bois et le monde du regardeur, quel que soit son aujourd’hui. Cette intrusion symbolique prépare le terrain du scénario homéopathique (cinq signatures actuelles, pas une de plus) imaginé par le curateur Till-Holger Borchert: montrer à la faveur d’une impeccable scénographie les résonances de l’oeuvre de Memling, sa valeur archétypale, dans l’art contemporain. Forcément, la question du portrait domine, abordée qu’elle est de manière magistrale par Kehinde Wiley (lire en page de droite) mais aussi par Joseph Kosuth et ses détricotages conceptuels. Il en va de même pour le peintre iranien Aydin Aghdashloo qui présente Years of Fire and Snow (1979), une toile sans visage qui peut être comprise comme une représentation pleine de mélancolie d’une humanité lacérée par l’adversité – une thématique sans cesse réactivée par l’histoire, ce n’est pas la Covid qui fera dire le contraire.

Le scénario: montrer à la faveur d’une impeccable scénographie les résonances de l’oeuvre de Memling, sa valeur archétypale, dans l’art contemporain.

Mais l’événement brugeois arpente également d’autres territoires. Artiste originaire de Syrie installée aux Etats-Unis, Diana Al-Hadid est partie d’une Allégorie de la chasteté (autour de 1480), un prêt exceptionnel du musée Jacquemart-André, à Paris, figurant une jeune femme ceinte par un rocher aux pointes acérées, pour imaginer Allegory by a Thread (2020). La plasticienne a également trouvé son inspiration dans Le Mariage mystique de sainte Catherine (1479), autre merveille de Memling. Le tout pour une transposition tridimensionnelle baroque qui, en se déployant depuis la trame d’un tapis oriental jusqu’à former les contours d’une architecture pyramidale lacunaire, souligne comme jamais l’art de la composition qui est celui du maître dont l’hôpital médiéval Saint-Jean recèle six chefs-d’oeuvre.

Wildfire, David Claerbout, 2019- 2020.
Wildfire, David Claerbout, 2019- 2020.© DOMINIQUE PROVOST ART PHOTOGRAPHY

Enfin, et c’est l’un des clous du spectacle, il ne faut en aucun cas rater Wildfire (2019-2020), une projection immersive et monumentale de David Claerbout qui se déploie sous la remarquable charpente du grenier de Dixmude. Dans la lignée des cavaliers de l’Apocalypse, peints par Memling sous forme de détails dans le Mariage mystique, le photographe et vidéaste courtraisien illustre le désastre à venir sous la forme d’un incendie de forêt. Et même si celui-ci est totalement artificiel, rien n’est vrai dans ce long travelling, on y consent sans restriction, sacrant ainsi le pouvoir infini des faiseurs d’images.

Memling Now, au Sint-Janshospitaal, à Bruges, jusqu’au 28 février.

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