Le triomphe des sagesses asiatiques

Plus que jamais, elles conquièrent un monde en mal existentiel, en perte de valeurs, de repères. Et incarnent la quête de sérénité d’une société stressée, avide de rupture. Mais comment en tirer le meilleur parti, quand cette vogue philosophique et religieuse engendre de nombreux malentendus ? Retour sur un siècle de rencontres entre l’Orient et l’Occident.

Les sagesses asiatiques finiront-elles par nous rendre fous ? De Gwyneth Paltrow à Yannick Noah, en passant par Clint Eastwood, Angelina Jolie, Jean-Jacques Annaud ou David Lynch, difficile d’échapper à cette vague qui déferle sur la planète people. Aujourd’hui, toute star digne de ce nom se doit de commencer sa journée par une bonne séance de méditation et un bol de thé vert, le café-croissant et la messe du dimanche étant relégués au musée des antiquités folkloriques. Zen ? Ce mot magique (qui tourne parfois à l’injonction) est même devenu le slogan favori de toute entreprise en quête d’image positive. Pas une pub qui ne nous invite à  » rester zen « , qu’il s’agisse de changer les pneus de sa voiture ou les couches-culottes du petit dernier. Zen ? Les éditeurs qui ont investi ce créneau affichent, eux, un sourire extatique quand, lévitant au-dessus de la crise, chaque nouveau livre de Matthieu Ricard, du dalaï-lama, de Frédéric Lenoir, de Christophe André, de Yu Dan ou de Fabrice Midal dépasse les 100 000 exemplaires. Ou beaucoup plus. Les fédérations de yoga, de qi gong, de tai-chi, et les marchands de sérénités exotiques sont aussi en passe d’atteindre le nirvana. Merci qui ? Merci, Bouddha, Confucius, Lao-tseu et Vishnou, la bande des quatre sages qui font rêver l’Occident. Souvent pour le meilleur, et parfois, pour le moins bon.

Le renoncement à l’ego, une des clés de la sérénité

Dans un Occident miné par le stress, où l’on voue un culte au bien-être et à la quête de soi, comment s’étonner du succès de ces sagesses qui aident à vivre mieux ? Surtout quand celles-ci relèvent plus de l’intérêt philosophique ou du travail corporel que de la religion. Devenues incrédules, les sociétés modernes ont en effet de plus en plus de mal à accepter les vérités révélées des grands monothéismes, quand Bouddha, lui, explique :  » Si vous n’avez pas expérimenté ce que je vous dis, alors ne me croyez pas.  » Après des siècles de mortification du corps et de négation des aspirations individuelles, rien d’étonnant, donc, à cette ruée vers la méditation, les médecines douces, le yoga, ou les arts martiaux, dont le principe de base est… la non-violence.

Alors, tous bouddhistes ? On en est encore loin, très loin, car si la rencontre entre les sagesses asiatiques et l’Occident ne date pas d’hier, les malentendus n’ont jamais été aussi nombreux. Tout remonte à ce que le philosophe allemand Karl Jaspers appelle  » l’âge axial de l’humanité « , ce moment béni où, vers le Ve siècle avant Jésus-Christ, Confucius, Bouddha, Lao-tseu, puis les premiers philosophes grecs prônent, chacun à sa manière et sur ses terres, le renoncement à l’ego comme l’une des clés de la sérénité. Voire du salut (lire l’interview de Frédéric Lenoir en pages suivantes). Mais la vogue actuelle pour les sagesses asiatiques trouve, elle, ses prémices au XIXe siècle, lorsque des poètes comme Rimbaud ou Verlaine, des peintres tels que Monet, Van Gogh ou Odilon Redon, en rupture avec les rigidités de la société chrétienne, succombent à la liberté du haïku et cherchent l’inspiration du côté des estampes japonaises.

Le phénomène prend plus d’ampleur encore dans l’après-guerre, lorsque des maîtres asiatiques débarquent dans une société occidentale stressée et surconsommatrice. Au plus fort de la guerre du Vietnam et du mouvement hippie – en plein Mai 68 aussi -, ils transmettent à ces jeunes révoltés des valeurs qui leur parlent : le dépouillement, la bienveillance, le renoncement à l’ego. Et font des millions d’adeptes qui, aujourd’hui, inventent un  » nouveau bouddhisme  » au sein duquel, explique Frédéric Lenoir,  » au lieu de chercher le renoncement de soi, on vise l’accomplissement de soi « , grâce aux techniques corporelles, à la méditation et à l’art de vivre venus d’Asie. D’où le risque d’un malentendu qui inquiète Philippe Cornu, auteur du Bouddhisme, une philosophie du bonheur ? (Seuil). Selon lui,  » cette religion ne peut être comprise qu’au prix de gros efforts philosophiques et spirituels sans lesquels elle risque de se fondre dans un syncrétisme confus et inconsistant, car le bricolage individuel tend à se substituer aux anciennes traditions spirituelles « . Surtout quand nombre d’Occidentaux idéalisent ces spiritualités, souvent nées dans des sociétés patriarcales non exemptes, comme partout ailleurs, de dérives machistes, voire sectaires. Et qui n’ont pas toujours la même conception des droits de l’homme que celle de l’Occident.

Lorsqu’en 1975 on a demandé à Arnold Toynbee quel était l’événement le plus important du XXe siècle, l’historien des civilisations britannique a stupéfié son auditoire en répondant :  » La rencontre du bouddhisme et de l’Occident.  » Selon lui, ce dialogue nouveau allait enrichir – à travers ces ponts, ces passerelles que sont la raison et la compassion – le dialogue entre les peuples.  » L’Occident pourrait apporter au monde asiatique une dimension d’amélioration sociale, de défense des droits de l’homme, de sortie du machisme ou du patriarcat, confirme Frédéric Lenoir. Et l’Orient nous rappeler ce désir d’amélioration de soi, de tolérance, de respect de tout être vivant que nous avons oublié en chemin.  » Un dialogue qui, par-delà les malentendus, pourrait se révéler fécond dans un monde où les problèmes, notamment écologiques, sont devenus universels. Et leurs solutions, une question de conscience.

Par Olivier Le Naire

Nombre d’Occidentaux idéalisent ces spiritualités, souvent nées dans des sociétés patriarcales

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