Le traumatisme

Le leader de la droite populiste abattu à quelques jours des législatives du 15 mai, les Pays-Bas offrent au monde un visage dépité et impuissant. Et si l’assassinat de Pim Fortuyn avait été prévisible ?

Après le séisme qui vient de bouleverser la France, lors du premier tour des présidentielles, les Pays-Bas se retrouvent brusquement tout aussi pantois, à rechercher dans la brume leurs marques politiques. Déjà secoués par la récente démission du gouvernement de Wim Kok, par la reconnaissance des défaillances des Casques bleus néerlandais chargés de défendre Srebenica, et par les prévisions des analystes créditant les extrémistes de droite de 15% des intentions de vote lors des prochaines élections législatives, les Néerlandais doivent aujourd’hui affronter une nouvelle honte, le premier assassinat politique de l’histoire moderne des Pays-Bas, commis en pleine journée, à Hilversum, la ville la plus médiatique du pays.

Certes, Pim Fortuyn avait tenu des propos racistes envers les candidats réfugiés et l’islam. Certes, son extravagante assurance pouvait susciter l’agacement, sinon l’angoisse. Et l’imprécateur n’y allait pas par quatre chemins pour exprimer son avis sur les médiocres « nabots » de la politique professionnelle ou sur les toxicomanes (« S’ils veulent se foutre en l’air, que les autorités les aident ! Une petite overdose ? Pas de problème ! »). Mais, pensent aujourd’hui ses compatriotes, même les plus conformistes, le trublion mégalo jouissait du statut de citoyen néerlandais et, ne serait-ce qu’à ce titre, il ne méritait pas de mourir sur le goudron, de six balles de revolver.

« Les différences politiques ne se résolvent pas avec des balles, mais avec des mots », a lancé Wim Kok, le Premier ministre socialiste. Le meurtrier présumé, arrêté quelques instants après le crime, serait un militant écologiste radical, originaire de la petite ville de Harderwijk. Le soir même de l’assassinat, des centaines de personnes rassemblées près du Parlement, à La Haye, ont scandé « meurtre, meurtre, meurtre », avant de casser des vitres et de mettre le feu à des voitures. « Pour les Pays-Bas, tout cela est hors de proportion », s’est exclamé un journaliste, tandis que le président du Parti du travail, Ad Melkert, constatait: « Les Pays-Bas ont perdu leur innocence. »

Unanimement choqués, les politiciens néerlandais sont confrontés à un double embarras. Tolérants par tradition – mais ne s’agit-il pas là d’une froide indifférence ? -, discrets par éducation et orgueilleux par nature, ils s’inquiètent déjà des regards curieux et instigateurs de leurs homologues européens. Ensuite, ils craignent les dérapages des commentaires, les amalgames rapides et erronés dans la dernière ligne droite de la campagne électorale, les partis ayant finalement décidé que les législatives se dérouleraient comme prévu ce mercredi 15 mai.

Des amalgames ? Leader de la droite populiste, Fortuyn s’est toujours défendu de ressembler à Jörg Haider ou à Jean-Marie Le Pen, dont il dénonçait fermement l’antisémitisme. Précieux et exubérant, il avait adopté une tout autre allure. Le crâne soigneusement rasé, flamboyant dans son costume italien rehaussé d’une cravate club d’un rose éclatant, narcissique en diable, toujours prêt au bon mot ou à la grimace désopilante, il affichait ouvertement son homosexualité, sans choquer pour autant ses concitoyens, élevés dans le culte du respect de la différence.

« Depuis que je suis entré en politique, je me fais l’effet d’être Alice au pays des merveilles », confiait-il. Face aux accusations de racisme et de populisme, Pim Fortuyn levait les bras au ciel. A 54 ans, ce sociologue rêvait, en minaudant, d’un destin de conte de fées : « Je serai le prochain Premier ministre des Pays-Bas. » Là, on ne riait plus. Car, dans le royaume batave, tout paraissait possible depuis le 6 mars. Ce jour-là, à la stupéfaction générale, Fortuyn, sur son seul nom, était arrivé en tête avec 34 % des suffrages lors des élections municipales à Rotterdam, la deuxième ville du pays. Un coup de maître pour un novice entré dans le combat politique à peine huit mois plus tôt.

Dans sa maison de Rotterdam, baptisée par lui, en toute simplicité, « Palazzo di Pietro », encombrée de bronzes d’éphèbes, de photos de Kennedy et de portraits du maître de céans, il savourait sa victoire. Il venait de signer, avec les partis libéral et chrétien-démocrate, un accord de gouvernement qui avait mis fin à une hégémonie séculaire des socialistes dans la « ville rouge ». Son récent succès, Fortuyn le devait à un programme simple : il est temps de rétablir l’ordre, de fermer les frontières, tout en intégrant les immigrés déjà présents. Aux Rotterdamois, il promettait de respecter cet ambitieux contrat : « En un an, nous rétablirons la sécurité dans les transports publics, diminuerons de moitié les crimes non élucidés et abaisserons des deux tiers le nombre des vols à la tire. »

Suffit-il de dénoncer les problèmes liés à l’immigration pour être d’extrême droite ? Rien, en tout cas, ne reliait cet universitaire à une tradition proche du nazisme. Homosexuel déclaré, ancien militant de la libération sexuelle, qui évoque, avec nostalgie, l’époque où il suivait, à Paris, les cours d’Althusser, de Foucault et de Lacan, il était un enfant de 1968. « A la fin des années 1980, Pim militait à l’aile gauche du parti social-démocrate », témoigne Siep Stuurman, un de ses collègues de l’université de Rotterdam, où Fortuyn a enseigné, à l’époque, avant de devenir un consultant recherché. Imprégné par le marxisme, ce dandy iconoclaste, défenseur de l’Etat d’Israël, avouait son admiration pour Silvio Berlusconi. « Mais je suis mon propre modèle », corrigeait-il.

Son constat ? « Quelque chose ne marche pas dans ce pays. » Face à une classe politique « qui n’écoute plus le peuple », il affirmait vouloir dire tout haut ce que beaucoup murmurent. Il plaidait pour l’arrêt des flux d’immigration dans le pays le plus densément peuplé d’Europe – « Assez, c’est assez » -, l’ouverture d’un débat critique sur le modèle multiculturel en vigueur et la compatibilité de l’islam – « cette religion attardée, issue d’une culture rurale, hostile aux homosexuels et aux femmes » – avec la société occidentale. C’est au nom des valeurs libertaires, portées aux Pays-Bas à leur paroxysme, et à ses yeux désormais menacées, que Fortuyn voulait ouvrir le procès de la religion de Mahomet. Chroniqueur réputé, des années durant, à Elsevier, le premier hebdomadaire néerlandais, familier des talk-shows télévisés, où il excellait par son art de la pirouette et de la formule, il a développé ses arguments dans plusieurs ouvrages – le dernier est un best-seller – ou dans des conférences payantes où l’on se bousculait.

Ses thèses ont forcé le débat. Avec plus de 40 000 demandeurs d’asile reçus en l’an 2000, les Pays-Bas sont au troisième rang des pays les plus ouverts en Europe. A Amsterdam, Rotterdam ou La Haye, un habitant sur trois est issu de l’immigration. Et l’actualité récente a servi sa dénonciation de l’islam. Fiers de leur tolérance, les Néerlandais ont été, en effet, traumatisés de découvrir, en leur sein, l’existence d’un courant anti-occidental. Le 11 septembre dernier, des jeunes Marocains ont manifesté bruyamment leur liesse après les attentats de New York. Voilà quelques mois, c’est un imam de Rotterdam qui a dénoncé, lors de la légalisation du mariage gay, « les homosexuels, ces malades, pires que des cochons ». La montée d’une criminalité nouvelle, notamment dans les villes moyennes jusqu’alors épargnées, conforte les inquiétudes dont Fortuyn se faisait l’écho. En outre, 80 % des détenus sont d’origine étrangère. Enfin, selon Interpol, en 1998 déjà, les Pays-Bas occupaient le premier rang européen pour les homicides et les cambriolages.

« Pim traduisait le sentiment populaire, à contre-courant du mutisme de l’establishment politico-médiatique et du patronat, explique Arendo Joustra, directeur de la rédaction d’ Elsevier. C’est pourquoi il avait la faveur de beaucoup de jeunes, de vieux, de commerçants et d’immigrants exaspérés par l’insécurité. Il se moquait d’un politiquement correct qui vole en éclats. » Il y a quelques mois, une bande d’adolescents d’origine marocaine violait une jeune handicapée dans un quartier d’Amsterdam. Les élus locaux – sociaux-démocrates – ont tenté d’étouffer l’affaire jusqu’à ce qu’un quotidien la révèle. Cette volonté de camoufler la réalité a profondément choqué les Néerlandais, habitués à une transparence érigée au rang de vertu cardinale. « Les gens en ont assez de voir les trafiquants de drogue régner dans certains quartiers et de nouveaux arrivés jeter leurs ordures par les fenêtres, estime Hans Kombrink, ancien maire adjoint social-démocrate, défait à Rotterdam. En votant Fortuyn, les électeurs ont voulu donner un signal. » Celui-ci avait beau tenir un discours vague sur l’économie et la construction européenne, s’emporter quand on signalait ses contradictions, rouler ostensiblement en Daimler avec chauffeur, il paraissait répondre aux préoccupations des citoyens les plus démunis. Trains en retard, police impuissante, listes d’attente dans les hôpitaux : devant l’exaspération, il promettait moins de bureaucratie et plus de rigueur.

Au royaume du consensus, c’est beaucoup et un peu court. « Fortuyn, c’était d’abord un pamphlétaire de talent qui bénéficiait de son image d’anti-politicien », juge Michiel Zonneveld, journaliste à Vrij Nederland. Car la « coalition violette » au pouvoir, un fourre-tout qui va des libéraux de droite et de gauche aux socialistes, a débouché sur une cohabitation permanente, gage d’un immobilisme et d’une crise du modèle batave. « Notre choix de tolérance multiculturelle cache, en réalité, une indifférence qui a renforcé la ségrégation, dénonce l’intellectuel de gauche Paul Scheffer. Il n’est pas normal que 3 jeunes Turcs ou Marocains sur 4 aillent chercher leur femme dans leur pays d’origine. Sous couvert du respect des différences, nos hommes publics n’osent pas demander aux immigrés musulmans de faire l’effort de s’intégrer. Ils ont tort. Même si les réponses de Fortuyn n’étaient pas satisfaisantes, même s’il sous-estimait le pluralisme de l’islam néerlandais, il posait les questions nécessaires. »

Les Pays-Bas, souvent qualifiés d’infirmiers du monde pour leur propension à user du droit d’ingérence, ont fait de l’accueil des étrangers leur plus noble vertu, concrétisée par de multiples lois leur garantissant une intégration harmonieuse. Individuellement, les Néerlandais n’en ont pas moins conservé un orgueil national acerbe qui les pousse à s’habiller en orange le jour de l’anniversaire de leur reine. Ou encore, à transporter leurs coutumes culinaires à chacun de leurs déplacements. Et, il faut bien le reconnaître, à regarder de haut tous les étrangers résistants à la sacro-sainte intégration, fussent-ils issus de pays voisins. Comme, en outre, ils usent et abusent du franc-parler, ils ne pouvaient pas tous considérer la personne de Pim Fortuyn aussi dangereuse que la portée ses mots.

Le 6 mai, à Hilversum, l’un d’entre eux – « un Blanc de nationalité néerlandaise », a tenu à préciser la police – a pourtant forcé l’amalgame, au point de se porter juge et bourreau.

Carline Taymans, Olivier Rogeau, avec Jean-Michel Demetz aux Pays-Bas

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