Georges Aminel (le duc Alexandre), avec, sur sa gauche, Pierre Vaneck (Lorenzaccio), dans Lorenzaccio d'Alfred de Musset, mise en scène de Raymond Rouleau, Théâtre Sarah-Bernhardt, à Paris, 1964. © Roger Pic/Bibliothèque nationale de France/Image reproduite dans l'édition scolaire de Lorenzaccio chez Hachette, 1976.

Le théâtre les yeux fermés

Le site Entendre le théâtre présente de manière très accessible les résultats d’une recherche universitaire menée pendant plusieurs années sur des archives sonores jamais écoutées des collections de la Bibliothèque nationale de France. Un nouvel éclairage sur l’histoire du théâtre français.

En ligne depuis fin février dernier sur le site de la BnF (Bibliothèque nationale de France), partenaire du projet, Entendre le théâtre (1) propose, comme l’annonce son sous-titre,  » un voyage sonore dans le théâtre français au xxe siècle « . Un périple qui se décline en quatre actes thématiques, en une série de podcasts et en  » expériences sonores  » où plonger les yeux fermés, sans préjugé. On y croise des noms bien connus comme Gérard Philipe, Antonin Artaud, Jean Vilar, Ariane Mnouchkine ou Peter Brook, mais aussi des figures moins familières comme Georges Aminel, Michel Tremblay ou Germaine Montero. Un parcours dont on ressort transformé.

A l’origine de ce projet sortant des sentiers battus, il y a une sorte de révélation, en 2007, à la fin d’un colloque à Montréal, dans le chef de quelques participants, dont Marie-Madeleine Mervant-Roux, alors chargée de recherche à Arias (Atelier de recherche sur l’intermédialité et les arts du spectacle), un laboratoire CNRS (Centre national de la recherche scientifique)/Université Paris 3- Sorbonne Nouvelle).  » C’était un colloque international sur le rapport du théâtre contemporain aux nouvelles techno- logies. Sur la centaine de participants, cinq contributions seulement portaient sur le son. En discutant avec nos collègues québécois, nous avons compris que les spécialistes – pas seulement en France mais un peu plus en France qu’ailleurs, nous inclus ! – avaient parlé du théâtre comme si la seule chose importante était la vue, le regard, le visuel, la lumière, la dimension plastique, et que l’audition était secondaire, ce qui est faux.  » La même année se crée le premier groupe international de recherche Théâtre et technologies sonores (xixe-xxie siècles) et, début 2014, Marie-Madeleine Mervant-Roux lance le projet scientifique Echo (Ecrire l’histoire de l’oral), associant Arias (devenu Thalim), le Limsi-CNRS et la BnF (département des Arts du spectacle). L’ambition est colossale : exhumer les archives sonores dormant à la BnF pour étudier la voix dans le théâtre en France de 1945 (l’immédiat après-guerre et la vulgarisation du magnétophone) aux années 1990.

C’est une écoute extrêmement riche et assez fantasmatique, où l’imaginaire joue à plein.

La plus grande partie du budget, financé par l’ANR (Agence nationale de la recherche), a servi à rémunérer les étudiants engagés comme assistants de recherche : un contrat doctoral pour un jeune acousticien, des post-doc et des contrats courts pour ceux qui vont écouter les heures d’enregistrements de représentations. Au total, plus de 500 heures qui n’avaient jamais été ni écoutées ni vraiment bien identifiées sont décortiquées, décrites, classées de manière à entrer dans les catalogues de la BnF et mises à disposition des chercheurs. Dans un deuxième temps, des spécialistes sont sollicités pour étudier ces archives sonores en fonction de leur domaine de recherche. De tout ce travail, une conclusion générale se dégage :  » Il ne faut pas oublier le son parce qu’on n’écrit plus l’histoire du théâtre de la même façon une fois qu’on a travaillé sur les archives sonores « , affirme Marie-Madeleine Mervant-Roux. Et ce changement de regard par les oreilles, le groupe de recherche a eu envie de le transmettre au- delà des cercles universitaires, vers les lycéens, les enseignants, les comédiens professionnels et amateurs et tous ceux que le théâtre intéresse, en créant un site pédagogique sonore en partenariat avec la BnF, qui proposait déjà bon nombre de dossiers pédagogiques et d’expositions virtuelles.

Remonter le temps

En explorant le site Entendre le théâtre, on peut accéder d’un clic à des extraits sonores incroyables, comme autant de machines à remonter le temps. On se retrouve ainsi le 26 décembre 1956, dans la grande salle du Palais de Chaillot, à Paris (2 800 places), où le Théâtre national populaire dirigé par Jean Vilar donne L’Avare, de Molière, devant un public manifestement composé essentiellement d’adolescents. Cris, sifflements, c’est le chahut général, avant que les comédiens n’entrent en scène et imposent d’un coup un silence religieux. Ailleurs, on peut entendre Lorenzaccio, de Musset, résonner dans la cour du Palais des Papes d’Avignon en 1952, dans la mise en scène de Gérard Philipe, ou comparer différentes versions du Soulier de satin de Claudel, monté par Jean-Louis Barrault en 1963, Antoine Vitez en 1987 et Olivier Py en 2009.

Cette revisitation auditive de l’histoire permet également de dégager des ruptures passées jusque-là presque inaperçues. Ainsi de l’accueil réservé aux acteurs aujourd’hui dits  » afro- descendants « .  » Avant le début des années 1970, la couleur de leur peau n’a pas tellement d’importance, explique Madeleine-Madeleine Mervant-Roux. Ils peuvent venir de l’Outre-mer ou de l’Afrique francophone, ils sont Français et jouent de grands rôles. Mais avec le choc pétrolier, les vagues d’immigration et les discours réactionnaires que cela suscite, la question des acteurs  » de couleur  » va être transformée. On assiste à une régression : ces acteurs seront désormais assignés à des rôles qui ressemblent à ce qu’ils sont visuellement.  » Présenté dans la contribution de Sylvie Chalaye, le parcours de Georges Aminel, né en France de père martiniquais et de mère picarde, est à ce titre significatif : premier acteur de couleur entré à la Comédie-Française, en 1967, et pour laquelle il jouera notamment OEdipe dans OEdipe Roi/OEdipe à Colone, il renonce au théâtre en 1972, insatisfait des rôles  » exotiques  » auxquels il se voit désormais cantonné, pour se consacrer au doublage. La voix française de Dark Vador, de Charlton Heston et de Grosminet dans les Looney Tunes, c’est lui !  » Avant les années 1970, il n’y avait pas énormément d’acteurs de couleur, c’est vrai, mais ceux qui jouaient participaient pleinement à la vie théâtrale. Ensuite, les faire jouer est devenu un geste militant.  »

Pour ce périple auditif dans un environnement volontairement dépouillé, Marie-Madeleine Mervant-Roux livre un conseil important :  » L’essentiel, c’est d’essayer d’écouter d’abord sans lire les textes au préalable, sans regarder la documentation. Pierre Schaeffer, grand spécialiste du son et inventeur de la musique concrète, disait qu’il fallait commencer par une  » écoute réduite « . C’est de cela qu’il s’agit : une sorte d’hygiène de l’oreille, écouter sans voir pour avoir la surprise, pour garder la fraîcheur. Parce que si on rate l’écoute réduite, on ne pourra plus jamais l’avoir. C’est une écoute extrêmement riche et assez fantasmatique, où l’imaginaire joue à plein. Le théâtre fonctionne aussi comme ça.  » Ensuite, on se documentera.

(1) classes.bnf.fr/echo

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