Le temps des migrants

Toine Heijmans signe un roman d’actualité sur la thématique des réfugiés. Un très beau duo nous y encourage à davantage d’humanité.

« La mer est comme une invitation à la réflexion « , estime Toine Heijmans. Mystérieuse, elle semble aussi immuable qu’imprévisible. Le héros de son premier roman, En mer (prix Médicis étranger 2013), se heurtait d’ailleurs à ses démons. A l’image de tant de réfugiés, qui prennent le large pour changer d’horizon, quitte à être engloutis par les flots. Un sujet qui hante l’auteur depuis des années. Journaliste aux Pays-Bas, il a enquêté sur les demandeurs d’asile, auxquels il a déjà consacré un recueil de témoignages.  » Je pensais avoir clos le chapitre, mais il me trottait toujours dans la tête. Lorsque je vois des Afghans ou des Somaliens faire du vélo sur une île néerlandaise, je me dis que le monde est à la fois immense et tout petit. Comment raconter une telle vérité ? « Défi parfaitement relevé dans Pristina. Deux personnages y partagent un goût d’absolu : Albert, un fonctionnaire chargé de renvoyer les clandestins dans leur pays, et Irin, une réfugiée d’ex-Yougoslavie. A force de multiplier les identités, cette femme étonnante rêve de s’intégrer. Son ancrage ? Un îlot hollandais que l’auteur transforme en huis clos. Tout oppose a priori ses héros mais, au fil des pages, l’incompatibilité se meut en autre vérité : on ne peut pas fuir toute sa vie durant ; arrive un moment où l’on doit affronter la solitude et les questionnements. Toine Heijmans reflète une réalité géopolitique complexe, en y réveillant la dimension humaine, trop souvent absente dans la réalité.

Le Vif/L’Express : Selon vous,  » la vérité est ce que l’on pense être la vérité « . En quoi le journalisme et la fiction constituent-ils deux manières de la traquer ?

Toine Heijmans : Mon métier consiste à chercher la vérité. Le roman, lui, s’avère complémentaire puisqu’il se nourrit de mon travail de terrain. Il nous donne à voir la réalité autrement. Obligés de se réinventer, les demandeurs d’asile ne savent plus où se situe la vérité. Leur réalité se résume souvent aux chiffres…

La confrontation est un thème récurrent dans vos romans, que soit celle avec le monde ou celle avec nous-mêmes. Pourquoi ?

Chaque être humain doit se confronter à ces deux entités. A nous de trouver le chemin pour y arriver. En tant qu’écrivain, je suis fasciné par cette question : comment vit-on avec soi-même ? Ici, j’imagine deux êtres très différents, du point de vue de leurs origines ou de leurs objectifs. Irin aspire à devenir elle-même, alors qu’Albert se perd aux quatre coins de la planète. Pourtant, ils se ressemblent… Elle est obligée de vivre dans plusieurs lieux, lui réside sans cesse à l’hôtel. Elle tente de s’ancrer, lui préfère fuir. Tous deux sont finalement dépourvus de racines. On blâme toujours les circonstances ou les autres pour nos problèmes, que ce soit l’étranger ou le musulman, mais qu’en est-il de notre propre responsabilité ? Contrairement à Michel Houellebecq, je suis un optimiste qui laisse la porte ouverte à la vie et à autrui. Beaucoup de gens se cachent derrière une fonction. Même nos hommes politiques manquent de conviction… Irin sème la confusion dans l’esprit d’Albert, en le remettant en question. Il y a un tel décalage entre la théorie et la réalité humaine.

Si  » personne ne vit sans laisser de traces « , comme vous écrivez, comment définiriez-vous ce qui constitue notre identité ?

Jadis, on évoluait dans un monde clos. A présent, on peut constamment changer d’identité. Or, plus on a de choix, plus c’est compliqué. Chacun se cherche en ces temps où tout fout le camp, y compris les valeurs humaines. Or, que se passe-t-il quand on n’a que soi-même ? C’est le cas de mes deux protagonistes. Ils rêvent d’avoir une maison, mais sont complètement perdus. Irin à cause de la guerre, Albert parce que quelque chose reste bloqué au fond de lui. Il se nourrit de l’histoire des autres, mais cela ne comble pas sa solitude. Mon héroïne fait tout pour s’intégrer sur l’île, mais elle reste  » inadaptée « . Elle rêve d’oublier son passé, mais elle demeure déracinée.

Vous semblez perturbé par la fermeture des frontières européennes. Que dit cette crise de l’Europe d’aujourd’hui ?

Que nous nous sentons Européens contre le reste du monde. Les nationalismes resurgissent sur tout le continent. Chacun s’accroche à son drapeau ou son pays, en rejetant les nouveaux venus. C’est dire à quel point nous sommes perdus ! Il est vrai que nous sommes confrontés à une nouvelle forme de guerre, mais elle est d’autant plus terrible pour ceux qui ont fui la guerre afin de se réfugier ici. Les migrants restent des  » étrangers « . Or, il suffit qu’ils soient nos voisins ou nos copains de classe pour qu’ils deviennent  » des personnes « . Si on perçoit un groupe, on passe à côté des individus qui le constituent. J’ai été élevé avec l’idée que les autres ne sont pas différents de nous.

Dans votre note d’introduction, vous écrivez que  » l’histoire ne se répète jamais exactement « . Pourquoi est-ce si  » difficile d’apprendre du passé  » ?

Probablement parce que la nature humaine reste primitive. La peur et l’envie de faire la guerre semblent nous guider, comme si ces démons étaient profondément ancrés en nous. L’histoire a beau se répéter, force est de constater que les gens ont la mémoire courte. Mon roman se déroule il y a quinze ans, lorsque les réfugiés sont venus aux Pays-Bas pour fuir la guerre en Yougoslavie. Je reste ému quand je rencontre des migrants : ils dégagent une énergie, une force et une volonté incroyables. Il faut du courage pour quitter sa terre natale et venir dans un pays inconnu, comme les Pays-Bas. Ainsi, ce sont des  » aventuriers de la vie « . Les opposants affirment qu’ils veulent juste profiter du système, alors qu’ils possèdent un énorme potentiel.

A travers Irin, souhaitez-vous rappeler que  » nous sommes tous humains et rien de ce qui est humain ne nous est étranger  » ?

J’espère effectivement qu’on ne perdra jamais nos valeurs humaines. Ce roman parle de la réalité des demandeurs d’asile à échelle humaine. Qui sont-ils, que pensent-ils, que veulent-ils, qu’ont-ils vécu ? Chacun a une histoire, une vie. C’est justement la somme de toutes ces histoires qui composent la grande histoire. La liberté consiste à rester soi-même. Chaque personne est unique au monde, à condition qu’on prenne le temps de la voir et de l’écouter.

Pristina, par Toine Heijmans, éd. Bourgois, 385 p.

Entretien : Kerenn Elkaim

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