Cet homme bien réel quittera le BPS22 à l'heure exacte de fin de vie programmée d'un patient ayant signalé aux médecins sa volonté de ne plus vivre afin de ne plus souffrir. Until Then, Brognon Rollin (2020). © Leslie Artamonow

Le temps, ce grand sculpteur

Avec sa nouvelle exposition au BPS22, à Charleroi, le duo d’artistes composé par Stéphanie Rollin et David Brognon confirme les promesses d’une pratique pluridisciplinaire érigée au croisement de l’immersion sociale, l’expérience temporelle et la cohérence conceptuelle.

Avant d’entrer dans le premier espace de l’exposition, Pierre-Olivier Rollin prévient: « Ce tandem de plasticiens est probablement le plus prometteur du moment en francophonie. » Sa phrase à peine terminée, le directeur du BPS22 écarte le pan du rideau noir qui dissimule la salle Pierre Dupont au regard. Ce qu’on découvre bouleverse, on n’avait jamais vu les 800 mètres carrés de ce « white cube » scénographiés avec autant de soin. Plongés dans la pénombre, les contours du lieu invitent au recueillement. En face, une source lumineuse déroule ses lignes brisées, un peu comme un éclair qu’on serait parvenu à figer. Il s’agit de Fate Will Tear Us Apart (Stefano) (2011). Accroché au mur, l’enchevêtrement de néons blancs reproduit, en grand format, la ligne de destinée, accidentée pour le moins, d’un toxicomane rencontré dans la salle de consommation de drogues du centre Abrigado, à Luxembourg. Le ton engagé de la proposition est donné.

Notre mètre étalon est toujours l’humain. » David Brognon et Stéphanie Rollin

La grammaire percutante de Rollin et Brognon consiste à s’emparer des problèmes sociopolitiques aigus en préférant la figure de style (ellipse, métaphore, métonymie…) à la frontalité militante. Le tandem, composé d’un Belge, David Brognon (Messancy, 1978), et d’une Française née au Luxembourg en 1980, Stéphanie Rollin, s’arrête sur les sujets qui font mal tout autant qu’il s’intéresse aux êtres en souffrance. « Toute problématique abordée se voit traitée en appliquant la forme la plus parfaite, la plus juste qui soit. Cette poétique passe par la rencontre avec autrui », poursuit le patron de l’institution carolorégienne. L’Avant-dernière version de la réalité, tel est le titre de la proposition inspirée par l’écrivain Jorge Luis Borges, est également travaillée de fond en comble par la question du temps.

« La durée ou la matérialisation de cette durée est une obsession pour nous, avoue Stéphanie Brognon. Dans de multiples oeuvres, le temps est mesuré par l’homme. Notre mètre étalon est toujours l’humain. Qu’il s’agisse de rendre sensibles les jours qui précèdent la mort d’un patient ou d’interroger la ligne de destinée dans la paume d’un toxicomane. » De fait, la question de la temporalité et son incontournable corollaire, l’espace, surgit partout, qu’il s’agisse du Bracelet de Sophia (2019-2020), une poursuite lumineuse reproduisant au coeur de l’obscurité muséale les déplacements d’une jeune femme équipée d’un bracelet électronique, ou encore de The Most Beautiful Attempt (2012), une vidéo couleur de près de dix-huit minutes montrant un jeune homme s’efforçant de faire tenir des cristaux de sel dans la lumière des rayons du soleil poursuivant leur course à travers une fenêtre.

David Brognon et Stéphanie Rollin
David Brognon et Stéphanie Rollin© Granduchy

Lisibilité totale

Tous ceux qui reprochent à l’art contemporain ses détours et ses élucubrations « méta » trouveront un immense réconfort dans L’Avant-dernière version de la réalité. Exit les guides du visiteur et autres codes-barres aux contenus à rallonge, toutes les oeuvres présentées tiennent dans les quelques phrases de cartels limpides (on notera que leur typographie est celle du Propranolol, un bêta-bloquant prescrit pour l’anxiété). Il faut ajouter à cela une approche formelle inspirée en ce qu’elle retient l’efficacité du minimalisme tout en évacuant sa froideur.

Ceci culmine dans la fascinante série dite des « tables de shoot ». Ce mobilier en acier inoxydable, emprunté aux structures qui s’emploient à faire courir le moins de risques possible aux toxicomanes, est utilisé ici à la façon de « ready-made » permettant de jeter un regard différent sur l’addiction. Ainsi de la version titrée Le Miroir de Claude (2019) qui met en scène un artefact employé, entre autres, par le peintre Claude, dit « le Lorrain ». Il s’agit d’un miroir noir ayant pour propriété, selon Wikipédia, de « permettre une rapide détermination d’un cadrage optimal et une meilleure appréciation de la répartition des valeurs ». Signe particulier? Pour l’utiliser, l’artiste devait tourner le dos à son sujet. Déterritorialisé dans le contexte des paradis perdus, l’objet réfléchissant dit notamment la fine pellicule qui sépare l’acte créateur de la passion destructrice, à savoir le partage de cette même difficulté à capter la vie sans artifice, ainsi que ce besoin de tromper l’ennui et d’oublier le vide sous nos pieds.

Enfin, parmi la quarantaine d’oeuvres alignées, qui mériteraient toutes un long commentaire (les magnifiques salles d’attente reproduites en marqueterie de paille sont à couper le souffle), impossible de ne pas évoquer Until Then (2020), une performance ayant fait couler beaucoup d’encre. Au milieu de la Grande halle, un homme bien réel, un « line sitter », du nom de ces personnes qui, aux Etats-Unis, font la file pour d’autres quand il s’agit par exemple d’acheter un nouvel iPhone, patiente sur un siège durant les heures d’ouverture du musée. C’est la fin de vie programmée d’un tiers, ayant signalé aux médecins sa volonté de ne plus vivre afin de ne plus souffrir, qui mettra un terme à l’attente. A l’heure exacte du décès de ce tiers, le performeur quittera le BPS22.

L’ Avant-dernière version de la réalité, au BPS22, à Charleroi, jusqu’au 9 janvier 2022.

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