» Le tabou du corps est toujours aussi fort « 

La saga des Malaussène, Comme un roman, Un chagrin d’école… Depuis qu’il est entré en littérature, Daniel Pennac accumule les succès et les lauriers. Le cancre qu’il fut dans sa jeunesse joue, à 67 ans, les francs-tireurs, et décoche un drôle de Journal, celui du corps et de ses bouleversements.

Le Vif/L’Express : Votre précédent livre, Un chagrin d’école, publié en 2007, a connu un succès considérable, avec plus de 1 million d’exemplaires vendus. Cela vous a-t-il paralysé ?

Daniel Pennac : Non, en fait je suis paralysé par autre chose, par l’écriture elle-même. Je suis abonné au doute. Un doute lié à l’adéquation entre le projet et le résultat. L’expérience n’y fait rien, on ne capitalise pas, si ce n’est des tics ou des automatismes, ce qui n’a rien de bon.

Vous avez mis plus de quatre ans à écrire cet ouvrage, qui traite du corps dans tous ses états. Un temps très long, non ?

Ce sont plutôt quatre années d’obsession et une année de réalisation, mais je suis lent à l’ouvrage, c’est vrai. Cette idée, je la trimballe depuis très longtemps. Un jour, dans le Vercors, avec mon ami le Dr Postel – celui qui apparaît dans les Malaussène – on s’est dit : pourquoi ne ferait-on pas un livre sur le corps ? Et c’est parti, j’ai pris des notes, conçu des miscellanées. Mais il me fallait prendre un peu de bouteille pour traiter cette idée. Pour pouvoir me projeter vers la grande vieillesse, il fallait avoir moi-même accompagné des proches. Puis j’ai imaginé cet homme, né en 1923, qui tiendrait le journal des métamorphoses de son corps, de 12 à 87 ans. Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre ce roman iconoclaste sous la forme d’un journal  » physique  » ?

Une tranquille curiosité et une certaine prévention contre les journaux intimes, qui sont commandés par les états d’âme. Une fois les émotions passées, les gens oublient le sens de ce qu’ils ont écrit. J’en ai moi-même éprouvé le ridicule lorsque, jeune, je m’y suis adonné pendant deux ou trois ans. Tandis que mon narrateur a presque, sans le savoir, une ambition flaubertienne, il écrit sur le silence, familial et sociétal, qui règne autour du corps. Son imagination a mis son organisme en déroute, son journal sera une sorte d’ambassadeur, un va-et-vient entre la psyché et le corps via le chemin de l’émotion. C’était là mon  » projet littéraire  » : permuter totalement les données du roman. Dans un roman, il est question de politique, du social, de psychologie, de l’affect, du souvenir, etc. Le corps ne fait jamais qu’affleurer. J’ai voulu inverser la proportion, écrire quelque chose où il n’est question que de cette matière purement physique et qui puisse se lire comme un roman.

Le narrateur va décrire les cinq sens, vivre de multiples expériences, le vertige, le KO, la grève de la faim et, bien sûr, le sexe. Vous y consacrez de longs paragraphes, souvent fort techniques : éjaculation, jouissance, masturbation, panne, prostateà De quoi désinhiber vos lecteurs et instruire vos lectrices ?

Je l’espère [rires]. Et c’est pour cela qu’en échange le narrateur souhaite pouvoir lire un jour le journal qu’une femme aurait tenu de son corps, ne serait-ce que pour lever un coin du mystèreà Ce qui m’a beaucoup amusé, c’est la quête de la précision. Vous imaginez bien, par exemple, que la masturbation n’est plus depuis très longtemps pour moi un sport quotidien. Là, il y a une véritable introspection [rires]. Pour le reste et plus généralement, le conflit entre la culture et le vécu demeure. Les gosses peuvent aller sur n’importe quel site porno, mais cela a-t-il une répercussion sur la sécurité psychologique dans leur comportement sexuel ? Je n’en suis pas sûr. Dès qu’on est en relation avec une fille et que le sentiment s’en mêle, on oublie tout, on n’est plus dans la mécanique du film.

Quand le sentiment s’échappe, apparaît ce que vous appelez l' » orgasme de principe « . Un phénomène très masculin, non ?

Oui, qui équivaut en quelque sorte à la simulation féminine. C’est étrange, le désir, on sent bien qu’on n’est pas maître de la matière en ce domaine. Mon héros éprouve des érections à lire Le Contrat social, c’est curieux, non ?

Vous traitez aussi de l’homosexualitéà

A l’époque où le petit-fils de mon narrateur déclare son homosexualité, on est en pleine épidémie de sida. Je dois dire que quand j’étais professeur, je plaignais beaucoup mes élèves qui devaient être ravagés par des questions élémentaires. Le silence des adultes d’alors m’a vraiment scandalisé.

Vous dites du ténor politique qu’il est  » priapique par nature « . Vous pensez à quelqu’un ?

Non, c’est un hasard. Je crois que la tension permanente où se trouvent les politiques quant au besoin de séduction est de l’ordre du priapisme. Cela ne veut pas dire qu’ils sont tous des violeurs potentielsà Ce qui me frappe quand je vois des politiques, c’est ce désir tendu de séduction tous azimuts. La seule question intéressante est celle du bien public, or, à les voir fonctionner, on constate que c’est souvent assez secondaire. Sauf exception, je crédite par exemple Mendès France d’un sens certain du bien public. Son image si apaisante vient précisément de ce qu’il exprimait d’abord une intelligence analytique réellement au service des autres.

Et aujourd’hui ?

Je ne vois pas, non.

Nous avons une peur ontologique de la fréquentation de notre corps, dites-vous, mêlée à la joie absolue d’en jouir. Vous qui lisez depuis plus de trois ans Bartleby, de Melville, au théâtre, éprouvez-vous une peur du même ordre ?

Non. La peur du comédien est différente. Elle n’est pas, je crois, la peur du ridicule, ni celle d’être mauvais ou d’avoir des trous de mémoire, non, la grande peur est la non-incarnation, le texte qui ne s’incarne pas à travers l’acteur. Si vous n’êtes pas capable de susciter cette espèce de miracle laïque de l’incarnation, vous n’existez pas sur scène, vous êtes proprement annihilé.

Les maux du corps sont-ils l’expression des tares du caractère ?

Voilà une façon absolument contemporaine de ne parler du corps qu’en tant qu’il a une âme. On invite le corps à table à condition qu’il nous parle de son esprità En fait, rien n’a changé depuis que Choderlos de Laclos a éprouvé le besoin, pour la bienséance publique, de dire qu’après sa petite vérole la marquise de Merteuil portait son âme sur son visage.

 » Le corps moderne, plus on l’analyse, plus on l’exhibe, moins il existe « , écrivez-vous. Qu’entendez-vous par là ?

Aujourd’hui, le corps est image, spectacle, résultat scientifique ou presque médico-légal dans le cinéma porno, mais il n’y a pas eu de progrès dans notre relation intime au corps. Le tabou est toujours aussi fort. Dans un dîner ordinaire, vous n’entendez pas plus les gens parler de ces choses-là qu’au début du XXe siècle. Il y a là une peur qui est liée à un sentiment de solitude. Nous nous sentons, tous, sans exception, très seuls en notre corps et nous répugnons à parler de cette solitude. Or ce sentiment se confirme chaque fois que notre corps souffre ou nous fait une surprise. Si préparé culturellement qu’on soit, les premières règles pour une jeune fille, la première éjaculation pour les garçons sont du domaine de la surprise absolue.

L’homme, rappelez-vous, a tout à apprendre à son corps.

Oui, il lui apprend à marcher, à regarder, à se moucher, à vieillir, à mourir. Nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps, un enfant déconcerté. En cela, mon narrateur est normal – ni sportif, ni alcoolique, ni baiseur ou hypocondriaque – à ceci près que ses débuts d’enfant malingre ne le sont pas. On en voit tout le temps, des enfants comme cela, au bord des bacs à sable : l’enfant pétrifié par l’énergie de ses congénères, qui n’a pas encore de corps à 3 ou 4 ans. Ils me touchent beaucoup. J’ai eu parmi mes élèves ce type de jeunes gens, à peine incarnés, comme l’Ignatius J. Reilly de La Conjuration des imbéciles.

Malgré toutes vos indignations, vous n’êtes pas vraiment un écrivain engagéà Je ne le suis pas dans le sens où on le concevait hier. Je préfère les engagements microscopiques aux pétitions de principe macroscopiques, qui n’engagent à vrai dire en rien. Je travaille avec une école magnifique du XXe arrondissement parisien, l’école Vitruve, qui repose sur des principes pédagogiques très différents, sans notation normative. Les instits y sont formidables, les gosses radieux. Je collabore aussi à deux associations pour l’apprentissage de la lecture, Lire et faire lire, et Coup de pouce Clé, dont les méthodes ont cet atout précieux de ne pas tenir au génie d’une personne mais d’être généralisables.

Que pense l’ancien prof du système éducatif actuel ?

Nous vivons dans une société de rentabilité absolue qui, au moins depuis ces quinze dernières années, considère l’école comme son pire ennemi – car elle pourrait éventuellement l’empêcher de prévariquer en rond. Ce type de société n’a surtout pas besoin de la lucidité de la jeunesse, mais que les gosses soient des hyperconsommateurs, ça oui. J’ai des idées probablement assez cubiques, mais rappelez-vous la toute première phrase inaugurale de notre président en matière de culture sur La Princesse de Clèves. Le la était donné, et tout le reste a suivi, l’entreprise de démolition est entamée. Ecoutez la différence : quand de Gaulle entend dans une manif un type crier  » Mort aux cons ! « , il réplique  » Vaste programme « . Aujourd’hui, on a  » Casse-toi, pauvre con « . La voilà, la distance immense entre le gaullisme d’origine et sa pitoyable réduction à l’arrivée.

La campagne électorale vous passionne-t-elle ?

Je vote, évidemment. Et il m’arrive, en regardant la télévision, d’essayer de dissocier le message de la marionnette, mais il est très rare de ne pas voir les fils. Nous entrons dans une année Pororoca, du nom de cette immense vague produite par la rencontre entre l’océan et le fleuve Amazone. Alors, bien sûr, je vais être comme tout le monde confronté au choc des théories. Et avouons-le, par sensibilité et par goût personnel, j’ai tendance à vouloir croire un type qui dit préférer les gens à l’argent. Pourvu que cela soit vraià

En vieillissant, de quoi votre corps a-t-il le plus peur ? De la mémoire qui flanche ? De la mort à venir ?

En fait, je n’ai jamais eu de mémoire fonctionnelle, je suis  » alzheimérien  » de naissance. Alors, le sol qui se dérobe sous les pieds, le mot cherché qui n’est pas là, je connais bien. Evidemment, avec l’âge, ça ne s’arrange pas, et je ne m’y fais toujours pas. Quant à la mort, ce sont mes amis qui me manquent, physiquement. Les souvenirs ne comblent pas le corps de mon frère mort. Le voir, entendre sa voixà C’est comme si on m’avait ôté un membre.

Entre vos propos politiques bien tranchés et les  » choses de la vie  » (étrons, pets, crottes de nez, points noirsà), longuement commentées dans votre roman, vous semblez n’avoir plus aucun tabou ?

Je n’ai pas un désir de provocation particulière, je ne cherche pas à épater le bourgeois. Mais si l’on s’empare du corps comme sujet, il ne peut plus y avoir de tabous.

ENTRETIEN : MARIANNE PAYOT

 » Ce qui me frappe quand je vois des politiques, c’est ce désir tendu de séduction tous azimuts « 

 » Nous vivons dans une société de rentabilité absolue qui considère l’école comme son pire ennemi « 

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