» Le système marocain est à bout de souffle. Mais l’ouverture est périlleuse « 

Cousin du roi Mohammed VI, Moulay Hicham el Alaoui réfute le qualificatif de  » prince rouge  » mais il s’en accommode. Et pour cause, depuis les années 1990, il ne cesse de bousculer la monarchie marocaine avec ses idées de démocratisation. Dans son Journal d’un prince banni (éd. Grasset), il rend un hommage posthume à Hassan II, homme machiavélique extrêmement violent, qui, au soir de sa vie, a pourtant consenti une ouverture contrôlée. Un mouvement que son successeur, l’actuel souverain, n’a pas poussé au bout de sa logique. La faute à un manque de volonté et au Makhzen, ce système entretenu par le roi et son entourage qui empêche la vitalité politique et le développement économique. Des remous que ces critiques provoqueront, Moulay Hicham n’en a cure.  » Je n’attends rien et n’espère rien de ce livre. Il m’a permis de dire ma vérité aux Marocains, je l’ai écrite pour eux et pour l’Histoire « , assène celui qui se qualifie non de rebelle mais de révolté, pour avoir refusé le pacte faustien  » Garde le silence et tu auras tout ce que tu veux « .

Le Vif/L’Express :  » Je voulais laisser une trace.  » Laquelle laissez-vous à travers ce livre ? Est-ce une forme de transmission à l’attention des enfants du  » Maroc de demain  » ?

Moulay Hicham : Absolument. Il y a tant de gens ou de militants qui étaient les dépositaires de l’histoire de ce pays, or ils n’ont pas eu le temps, le courage ou la volonté de l’inscrire. Après mon opération au coeur, je me suis senti mortel, alors il me semblait nécessaire de le faire. J’estime que plus qu’un legs, il s’agit d’une mission nationale.

Quand avez-vous réalisé que vous ne faisiez pas partie d’une famille comme les autres ?

Le jour où mon oncle, le roi Hassan II, m’a offert un happy birthday interprété par la Garde royale de Buckingham, en tournée au Maroc. Malgré des années intenses et difficiles, ma jeunesse a été aussi heureuse que privilégiée. Mais petit à petit, j’ai réalisé qu’elle allait dépasser le rôle symbolique du prince. C’est à la mort de mon père que le fardeau m’est tombé dessus. Hassan II a toujours été mon tuteur, mais là, il n’y avait plus de tampon entre lui et moi. J’ai perdu mon innocence… Difficile de séparer le roi de l’oncle. Ce n’est qu’à la fin de sa vie, quand il n’y avait plus d’enjeu entre nous, que nous avons pu construire une nouvelle relation. J’étais alors indépendant, puisqu’émancipé de la politique et du système protocolaire. Hassan II, se sachant mourant, s’est mis à me traiter en homme. C’était sa manière de solder des comptes avant de mourir.

Pourquoi pensez-vous avoir été brimé au sein de la famille royale ?

Ce livre n’est pas une lamentation, c’est une célébration de la difficulté. J’ai souffert mentalement parce que je voulais m’affranchir. J’ai souffert émotionnellement parce que j’ai été séparé des miens. Mais j’ai gagné intellectuellement à travers mon indépendance d’esprit. Dans ce livre, il n’y a pas de secrets, il y a des révélations. En dévoilant des secrets, j’aurais pu nuire fondamentalement aux intérêts de la nation. Ce n’est pas le cas. Je déconstruis le système…

Précisément, comment fonctionne le Makhzen et comment arrive-t-il à paralyser tout changement au Maroc ?

Le Makhzen a toujours existé. Au début, privé des moyens considérables de l’Etat-nation, il était obligé de vivre sur le consensus et les équilibres entre différents groupes sociaux. Puis, arrive le colonialisme qui crée une capitale, des moyens de violences, de communication, homogénéise le pays et met tous ses atouts dans les mains du Makhzen. Ainsi se fait la jonction entre le despotisme oriental et l’absolutisme européen. C’est la machine à broyer parfaite. Auparavant, le système était tyrannique. Mais il n’était pas absolutiste. La tyrannie utilise la violence. L’absolutisme codifie la violence et donne une légitimité à la coercition. C’est l’histoire de toutes les monarchies arabes.

Vous épinglez l’impact du colonialisme. Mais ce système est perpétué par les souverains marocains ?

Il est reproduit différemment par les trois rois. Mohammed V, prudent et ouvert, tente de le maintenir. Mais il reste au-dessus de la mêlée grâce à son aura morale. Hassan II le perfectionne avec une claire préférence pour la monarchie absolue. Les attaques, la légitimité qu’on lui conteste, la collusion avec les militaires et le Mouvement national le rendent extrêmement violent. Notamment à la suite des deux coups d’Etat de 1971 et 1972. Ce n’est qu’au soir de sa vie, début 1990, qu’il commence à opérer une ouverture contrôlée. Je ne l’en croyais pas capable. Cela fait de lui un grand monsieur. Il a sa part de gloire et sa part de nuit.

En rendant une forme d’hommage politique posthume à Hassan II, ne réduisez-vous pas le rôle de Mohammed VI dans les avancées démocratiques du Maroc ?

Non. Je dis que Hassan II pose les paramètres et que Mohammed VI utilise le langage mais il ne va pas au bout de sa logique.

Au plan familial, vous écrivez à propos d’Hassan II :  » Il veillait à ce que l’on se détruise tranquillement, en famille et en silence.  » Ce sont des propos terribles…

Oui, c’était diviser pour régner. Le fait d’un homme machiavélique à tous points de vue. Un personnage shakespearien, le roi Lear…

Au-delà du travail des historiens, quelle réponse aimeriez-vous apporter à l’examen de conscience du Maroc ?

Ouvrir le système est très compliqué, parce qu’il faut le comprendre pour trouver un autre équilibre. C’est un exercice périlleux… Avec le printemps arabe, certains, au pouvoir, ont perçu le danger, mais il suffit que la contestation décroisse pour revenir aux anciennes pratiques. Une séquence historique s’est fermée au Maroc avec Hassan II… dans l’esprit des gens, pas dans les faits. Or l’alternative tarde à émerger. Le risque ? Tout peut surgir en cette période incertaine, y compris des  » monstres « . C’est la contradiction du Maroc. Le système est à bout de souffle. Mais l’ouverture est périlleuse.

Mais inévitable ?

Je crois moins à une sortie vers le haut qu’à une solution venant du bas. Mais j’ignore quelle forme elle va prendre.

Les jeunes et les femmes peuvent-ils construire cet avenir ?

On ne sait pas comment les forces vont interagir. J’espère seulement que les jeunes vont apprendre de leurs erreurs du 20 février (NDLR : mouvement de contestation du 20 février 2011 dans la foulée des révolutions en Tunisie et en Egypte). Ils se sont comportés comme des militants mais sans vouloir se structurer. Par conséquent, au-delà de l’éruption, ils n’ont pas pu donner à leur mouvement une valeur pédagogique et toucher d’autres secteurs de la société qui étaient effrayés. Beaucoup savent un changement nécessaire. Mais ils en ont peur. Le consensus autour de la monarchie s’explique parce qu’elle est le marqueur identitaire de leur culture et de leur société. Mais c’est aussi, à leurs yeux, un garant contre une aventure. Paradoxalement, c’est cette conviction que la monarchie interprète comme un blanc-seing.

Pourriez-vous être un des leaders des jeunes du 20 février ?

Le Maroc a besoin de clarté. Pas de plus de confusion. C’est pour cela que j’ai toujours soutenu (le mouvement) mais je me suis interdit de m’immiscer en première ligne. Et la frontière est difficile.

La guerre civile en Syrie, les révolutions avortées en Egypte, en Libye, au Yémen ne sont-elles pas des repoussoirs à tout changement ?

L’exemple qui traumatise le plus les Marocains, c’est l’Egypte et l’Algérie. La Libye n’a pas d’institutions. La Syrie et le Yémen sont fracturés par des clivages identitaires.

La désillusion après le printemps arabe, hors l’expérience tunisienne, ne risque-t-elle pas d’être particulièrement douloureuse ?

C’est un processus historique à l’image de la révolution française. Je vois une longue période de spasmes porteurs d’éclosions positives et de régressions. Dans ce contexte, la Tunisie est un cancer pour les systèmes autoritaires.

Le Maroc n’est-il pas aussi malade de son personnel politique ?

Nous avons des élites complètement assujetties. Les bases des partis sont saines et peuvent connaître un renouveau.

Est-ce le poids du Makhzen qui veut cela ?

C’est l’effet de quarante ans de jeux politiques : votre volonté est émoussée. Vous avez tellement intériorisé la défaite que vous ne pouvez pas relever la tête.

Cela n’ouvre-t-il pas la porte à des dérives du style islamisme radical ?

C’est la porte ouverte à des explosions. Mais l’islamisme, c’est autre chose. Nous étions dans une phase de salafisme (NDLR : au moment des attentats de Casablanca en 2003). Aujourd’hui, l’islamisme est différent. Les Marocains sont attachés à l’islam mais ils réclament un certain pluralisme.

Ce livre est dédié  » aux Marocains sans distinction « , qu’admirez-vous chez eux ?

Primo, leur passivité politique. Secundo, leur grande sagesse qui leur permet de lire entre les lignes. Si la monarchie est amenée à perdurer, ils la construiront à leur image, en y apportant leur spécificité. Les Marocains ont besoin de bâtir leur avenir. Il ne s’agit pas de romantisme, mais d’Histoire.

Malgré votre américanisation, en quoi votre  » âme marocaine est-elle intacte  » ?

Dans les pays musulmans, j’aime sentir l’odeur des brochettes, entendre le chant des muezzins, dire  » salam aleikoum  » et porter mon chapelet dans la poche. Je suis américanisé, mais je me perçois comme un citoyen du monde. Certes, je ne fais pas de politique, mais ce livre l’est par excellence, d’autant que ce travail de réflexion s’inscrit dans un moment éminemment historique. J’aurais pu participer à des manifestations ou signer des pétitions, mais j’ai pris la décision de comprendre les moments cruciaux de l’histoire de mon pays. Est-ce que je me mets en danger ? Sans aucun doute ! Je ne me fais pas d’illusion : on m’attend à coups de campagnes médiatiques, visant à me vilipender et à me diaboliser. Cela ne m’intimide pas. J’aurais eu nettement plus peur si le livre était sorti sous Hassan II. Cet animal politique m’aurait donné une accolade en m’asphyxiant sur la graisse de son armure.

Que pensez-vous de Mohammed VI ?

Je m’interdis d’être prophète ; j’analyse un système à bout de souffle. L’équation est complexe car, d’une part, on est face à une région possédant des ressources et des moyens sécuritaires, et d’autre part, les classes moyennes annoncent un changement et des problèmes sociaux.

Quand Mohammed VI arrive au pouvoir, a-t-il réellement la volonté du changement ?

Il avait un souhait, pas nécessairement une volonté.

Vous écrivez que  » l’implication du palais dans la sphère économique est le problème qui avant tout autre bloque la transformation institutionnelle du système « . Y a-t-il une issue à ce phénomène ?

Un jour, j’écrirai un livre uniquement sur cela. Entre le capitaine d’industrie et le roi prédateur, la réalité est ailleurs. Elle est dans ce processus qui soutire à tous les niveaux et qui entraîne un manque à gagner pour le pays et la population. Cela explique l’absence de décollage économique et l’accroissement des problèmes sociaux. Ce système néo-patrimonial, pour soumettre les gens, vit sur la bête. Il scie ainsi la branche sur laquelle il est assis. C’est la contradiction même du système, son talon d’Achille.

Parce que cela freine le développement du pays ?

Oui, le Maroc connaît certes une petite croissance. Mais comme la redistribution est totalement biaisée, elle ne signifie rien puisque le modèle de développement a échoué.

Si demain, vous aviez un tête-à-tête avec Mohammed VI, qu’aimeriez-vous lui dire ?

Rien. J’ai dit ce que j’avais à dire il y a quinze ans. Et je suis parti. Je ne compte pas revenir. Si j’ai un rôle à jouer dans l’avenir du Maroc, ce n’est pas à l’intérieur de la monarchie. Etre troisième dans l’ordre de succession du trône est aléatoire, tant c’est dû à la biologie, même si cette aberration statistique est assez atypique. J’aime ma famille, elle incarne mon sang, mais pas mon chez moi.

Journal d’un prince banni – Le Maroc de demain, par Moulay Hisham El Alaoui, éd. Grasset, 365 p.

Propos recueillis par Gérald Papy et Kerenn Elkaïm, à Paris

 » Ce système néo-patrimonial, pour soumettre les gens, vit sur la bête  »

 » Les Marocains sont attachés à l’islam. Mais ils réclament un certain pluralisme  »

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