Le syndrome du calcio

En Italie, pourquoi les anciens footballeurs professionnels sont-ils sept fois plus touchés que le reste de la population par la terrible maladie de Charcot ? La justice enquête. En attendant, la peur s’installe.

De notre envoyé spécial

C’est une enquête impossible, autrement dit une enquête pour lui. De son bureau forteresse, au cinquième étage du palais de justice de Turin, le procureur Raffaele Guariniello scrute la ville Fiat engoncée dans la brume.  » Le brouillard, toujours le brouillard… « , marmonne-t-il sans que l’on sache s’il parle de la météo ou du thriller médico-footballistique qui, depuis plusieurs semaines, captive et terrifie l’Italie.

Le 4 septembre, lors d’une émission spéciale diffusée sur la chaîne Sky Sport 24, l’apparition d’une icône du ballon, l’ancien avant-centre du Milan AC et de l’équipe nationale Stefano Borgonovo, 44 ans, crucifié sur son lit, amaigri comme un prisonnier de guerre, respirant par des machines et ne s’exprimant que par le battement des paupières, glace d’effroi le pays du calcio. Qu’est-il arrivé à Borgonovo ? Personne ne le sait. Pas plus qu’on ne le sait pour les 51 ex-joueurs professionnels victimes, comme lui, de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), également nommée maladie de Charcot. Ce que l’on ne peut plus ignorer, en revanche, c’est que cette pathologie sème la mort avec une vraie prédilection pour les joueurs du championnat d’Italie du demi-siècle écoulé (voir l’encadré). La mort et toutes les suspicions liées au dopage qui vont avec.

L’histoire commence à la fin des années 1990, quand une enquête sur les abus pharmaceutiques au sein des clubs de série A (première division), et notamment de la Juventus de Turin, conduit le procureur Guariniello à cette encombrante découverte : les footballeurs professionnels meurent plus nombreux, plus jeunes, de pathologies cardiaques et de cancers pancréatiques que le reste de la population. Mais il n’y a pas que ça. En utilisant de vieux albums de figurines Panini, vestiges des années 1960 et 1970, Guariniello retrouve la trace de plusieurs centaines de joueurs oubliés de tous. Au total, il identifie près de 30 000 footballeurs ayant joué en Italie lors des cinquante dernières années. Or, parmi eux, une quarantaine sont morts, de façon souvent foudroyante, des suites de la SLA.  » Au pis, nous aurions dû en trouver six ou sept « , dit Guariniello. A la suite de ce constat, une étude épidémiologique, appuyée sur un panel de 7 200 ex-footballeurs et confiée au neurologue le plus réputé d’Italie, le Pr Adriano Chio, confirme l’anomalie statistique : les risques d’être victime de la maladie de Charcot sont multipliés par sept pour les anciens joueurs professionnels. Les footballeurs amateurs, eux, sont épargnés par l’hécatombe. Ultime mystère : la majorité des malades occupaient le poste de milieu de terrain.

Face à la psychose, le procureur Guariniello décide d’ouvrir une information judiciaire contre X pour homicide involontaire. Trois pistes sont retenues pour tenter d’expliquer l’inexplicable : l’usage de substances dopantes, les traumatismes physiques liés au football de haut niveau, les traitements chimiques utilisés pour l’entretien des pelouses.

A l’étranger, un seul cas de footballeur touché par la SLA a été recensé : Jimmy Johnstone, ex-attaquant vedette du Celtic de Glasgow dans les années 1960. Le Pr Vincent Meininger, neurologue à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière et spécialiste de la SLA, observe le remue-ménage italien avec circonspection :  » A Chicago, on a recensé 11 victimes dans le même immeuble et l’on n’a jamais trouvé le début d’une explication.  » Au siège de l’UEFA (le  » gouvernement  » du football européen), le directeur de la communication, William Gaillard, passe à son voisin :  » Pour nous, c’est un problème italo-italien… « 

Pendant ce temps-là, à Turin, le procureur Guariniello avance à tâtons. Les adorateurs du calcio, qui, hier, le traitaient d’empêcheur de shooter en rond, aujourd’hui l’applaudissent. Récemment, il a dépêché des enquêteurs au chevet d’un joueur malade pour reconstituer sa carrière, ses blessures, ses traitements pharmaceutiques, les pelouses sur lesquelles il a joué et les pesticides employés pour les entretenir. Vingt années de football épluchées comme une déclaration de revenus.  » En général, c’est la science qui donne des preuves à la justice ; là, c’est l’inverse : j’ai l’impression d’en apprendre chaque jour aux médecins… « , lance Guariniello, qui a reçu, en septembre, les conclusions des études comparatives dans les milieux du cyclisme, du basket et du rugby. Aucun cas de SLA n’a été recensé dans ces trois disciplines.

Le 8 octobre, à l’issue d’un match de charité disputé, à Florence, sous le regard brûlant de Stefano Borgonovo, le capitaine de la Squadra Azzura, le charismatique Fabio Cannavaro, a eu une idée :  » Pourquoi ne pas prélever 1 % sur nos fiches de paie pour financer la recherche ?  » Le syndicat des joueurs va étudier la question. Par un étrange coup de pied du destin, les enfants chéris de la société italienne en sont devenus les saints martyrs. Un impôt SLA sur leurs salaires ? Pour une fois, personne ne trouverait à redire aux folles surenchères du foot-business.

Henri Haget

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