Le suicide d’un coupable ?

La mort d’Alain Van der Biest pourrait ébranler l’affaire Cools. L’ancien bourgmestre de Grâce-Hollogne était un suspect et un témoin capital dans le dossier sur l’assassinat du « maître de Flémalle »

Le « poète égaré » avait déjà évoqué son suicide, de manière ironique, dans un livre. « Le Tout-Bruxelles qui compte s’attendait à ce que je craque et qu’il en soit fini de moi et de bien d’autres choses aussi sans doute. Oh ! J’imagine la souffrance de ceux qui ouvrant leur revue de presse aux aurores, appréhendaient jusqu’à la transe d’y voir collée ma pauvre nécrologie. » Ces lignes, publiées en 1993, dans Les Carnets d’un bouc émissaire (1), étaient écrites par un homme encore décidé à se battre.

Mais ce dimanche 17 mars 2001, au milieu de l’après-midi, Alain Van der Biest gare sa Peugeot 106 rue Joseph Wauters, à Grâce-Hollogne. Il entre dans la modeste maison ouvrière de son enfance. Les lieux sont vides. Sa mère est décédée, voilà six semaines. Sur un vieux papier à en-tête de la Chambre des représentants, l’ancien ministre wallon écrit, avec soin, quelques mots d’adieu et d’amour, au marqueur noir, à l’attention de sa femme Betty. Puis il avale une poignée de barbituriques. Rideau. Van der Biest a craqué. C’en est fini de lui.

Les premières constatations de l’enquête ouverte par le parquet de Liège confirmeront qu’il s’agit bien d’un suicide. Des examens et des devoirs d’enquête complémentaires sont toujours en cours. Pour l’avocat du défunt, Jean-Luc Dessy, le suicide ne fait aucun doute: « Sa réincarcération suite à une ordonnance de la chambre du conseil, au mois de décembre dernier, et le décès de sa maman, ont particulièrement accablé Alain Van der Biest. »

Sa mort suscite, aujourd’hui, des réactions apitoyées. Au-delà de la compassion, sincère ou feinte, de ceux qui l’ont côtoyé durant sa carrière politique, il faut se demander à qui peut profiter le geste extrême de cet homme épuisé, brisé par de longues années de déboires judiciaires. Le décès d’Alain Van der Biest hypothèque-t-il définitivement les chances de découvrir, un jour, la vérité sur l’assassinat d’André Cools ? L’ancien protégé, puis l’adversaire, du « maître de Flémalle » emporte-t-il quelque secret capital dans sa tombe ? Comment les huit autres inculpés dans le dossier Cools exploiteront-ils la disparition de celui qui, en tant qu’unique commanditaire présumé des coups de feu du 18 juillet 1991, faisait figure de principal suspect ?

Avec le talent qu’on lui connaît, Julien Pierre, l’avocat de Richard Taxquet, qui fut le secrétaire particulier de Van der Biest, a aussitôt tenu à souligner, après l’annonce du suicide, la dignité de son client, affirmant que Taxquet ne tirerait pas parti de la mort de l’ancien ministre wallon pour le « charger ». Est-il crédible, le « joueur de mandoline » (ainsi surnommé, avec mépris, par André Cools) qui fut le compagnon de beuverie d’Alain Van der Biest, mais qui, plus tard, accusa son ex-patron d’être à l’origine du meurtre de Cointe ? Les suites de la procédure judiciaire et le probable procès en assises, surtout, le diront. Me Dessy ne pourra plus défendre directement les intérêts de son client, puisque l’action publique s’éteint automatiquement avec le décès. La mémoire et l’honneur d’Alain Van der Biest demeurent, à présent, entre les mains de son épouse.

Le procès en assises est prévu pour le début de 2003, mais il risque, cependant, d’être encore reporté. La justice liégeoise pourrait, en effet, relancer de nouveaux devoirs d’enquête, suite à la disparition inopinée de l’un des principaux inculpés. Ce qui devrait plutôt arranger les caciques du parti socialiste (PS). Car, même si ceux-ci font preuve, aujourd’hui, d’un prudent détachement vis-à-vis d’une « période révolue de la vie politique belge », ils ne redoutent pas moins de voir un jury populaire se pencher sur le dossier Cools et remuer le linge sale du parti, juste avant les élections législatives de juin 2003.

Pourquoi éliminer Cools ?

Alain Van der Biest était-il coupable ? Pour l’avocat général du parquet de Liège, Marianne Lejeune, qui, dans ce dossier, assume, avec le premier substitut Jean-Louis Razir, la charge du ministère public, l’ancien député bourgmestre de Grâce-Hollogne, amer parce que très affaibli politiquement, était à la base de l’assassinat d’André Cools. Ses conclusions semblent, toutefois, quelque peu hésitantes. En février dernier, devant la chambre des mises en accusation, qui doit encore statuer sur un éventuel renvoi aux assises des huit autres inculpés, Lejeune n’a, d’ailleurs, pas exclu que d’autres individus puissent être impliqués dans le complot.

Mais que révèle le dossier judiciaire de 88 000 pages, après dix longues années d’enquête ? En fait de conspiration, la justice a découvert, à travers de nombreuses péripéties, qu’une minable mais dangereuse bande d’escamoteurs avait vraisemblablement organisé l’exécution de celui qui régnait sur le PS liégeois et bien au-delà. L’invincible André Cools aurait été abattu par de vulgaires mafiosi de la Cité ardente, qui végétaient autour et à l’intérieur du cabinet d’Alain Van der Biest, ministre wallon des Affaires intérieures jusqu’en 1991. Pourquoi l’éliminer ? Le tribun de Flémalle avait décidé d’écarter des hautes sphères publiques son ancien poulain, qui manifestait des velléités d’indépendance. Il voulait, en outre, la peau de Richard Taxquet, qu’il soupçonnait de trop bien connaître les accointances entre les entreprises subsidiées par la Région wallonne et le PS.

Cette sentence despotique a évidemment fait enrager le chouchou des électeurs de Grâce-Hollogne, qui a rempli de sa prose hargneuse des pages entières de carnets personnels, saisis plus tard par la justice comme pièces à conviction. Mais elle a gêné, au moins autant, les ambitions de son petit noyau de fidèles, Taxquet en tête. Ce dernier, ancien gendarme, plutôt beau gosse, était parvenu à grimper dans l’échelle sociale pour devenir le chauffeur, puis l’homme de confiance d’un ministre régional. Il avait fait du cabinet wallon son QG, à partir duquel il menait, avec quelques comparses, de douteuses affaires (il a été condamné en appel, en 1998, à huit mois de prison avec sursis, dans le dossier dit de la gestion du cabinet Van der Biest). Et « on » allait anéantir ses rêves et ses projets, l’arrêter en pleine ascension !

La clique mafieuse

Bref, de conversations de bistrot en machinations secrètes, un plan fut ébauché. Dans ses aveux, en 1992, l’oncle par alliance de Richard Taxquet, Carlo Todarello, a mis en cause son neveu et Van der Biest. Ce truand italo-liégeois, condamné par le passé pour hold-up, a affirmé que Taxquet l’avait contacté pour exécuter le contrat sur la tête de Cools. Il s’est ensuite rétracté, mais ses premières déclarations ont été néanmoins confirmées, quatre ans plus tard, par le fameux témoin anonyme, qui hante toujours le dossier judiciaire et dont les révélations ont fait rebondir l’enquête, en septembre 1996, entraînant l’arrestation de Van der Biest et de la plupart des autres protagonistes présumés du scénario meurtrier de Cointe.

Qui sont ces mauvais acteurs ? Domenico Castellino, dit Mimo: le « rabatteur » des assassins est actuellement le seul inculpé en aveux (puisque Todarello s’est dédit). Mais, après avoir purgé une peine de prison pour trafic de drogue, il vit dans sa maison sicilienne, où il est assigné à résidence et à l’abri d’une éventuelle comparution devant la justice belge, l’Italie n’extradant pas ses ressortissants. Cosimo Solazzo: c’est lui qui aurait notamment mis un logement à la disposition des tueurs tunisiens recrutés en Sicile (sa société de nettoyage Sodenet avait signé des contrats, pour des travaux d’entretien, avec le cabinet Van der Biest). Pino Di Mauro, le chauffeur du cabinet: le parquet de Liège le suspecte d’avoir livré armes et faux papiers aux deux Tunisiens. Mauro De Santis: il aurait déniché les armes et les papiers, avant de les fournir à Di Mauro. Silvio De Benedictis, bijoutier à La Louvière et oncle – encore un ! – de Taxquet: il est soupçonné d’avoir joué les intermédiaires avec De Santis. Luigi Iachino Contrino: c’est de lui que les tueurs auraient reçu leur « enveloppe » (750 000 francs).

On se demande encore, aujourd’hui, comment une telle clique de canailles mafieuses, sans grande envergure, a réussi à prendre pied au sein d’un ministère. Alain Van der Biest, qui avait déjà, à cette époque, un solide penchant pour la boisson, était-il faible et influençable au point que son cabinet échappe totalement à son contrôle ? A-t-il réellement fomenté l’exécution d’André Cools ? Ou son souhait de tuer son père spirituel en politique avait-il simplement inspiré une de ses diatribes de pochard, lors d’une soirée trop arrosée avec Taxquet et consorts ? Taxquet a-t-il fait porter le chapeau à Van der Biest ? Durant l’enquête, les deux anciens amis se sont accusés mutuellement. Sans véritable conviction, la justice liégeoise a finalement retenu le nom de l’ancien ministre comme seul commanditaire de l’assassinat.

Cinq années de tâtonnements

Avant d’en arriver là, la juge d’instruction liégeoise Véronique Ancia et la cellule d’enquête Cools ont suivi plusieurs pistes différentes qui leur ont fait découvrir des affaires politico-financières surprenantes. Les différends entre les magistrats de Liège et de Neufchâteau, saisi d’un volet de l’enquête, ont donné lieu à une « guerre des juges », sans précédent dans une affaire de cette ampleur. Dès le départ, et surtout après la rétractation de Todarello, la juge Ancia ne croyait pas à la piste de la mafia liégeoise. Contrairement au juge d’instruction de Neufchâteau Jean-Marc Connerotte, qui s’intéressait à une affaire de titres, volés à l’aéroport de Zaventem, en septembre 1991, puis écoulés au Liechtenstein, dans laquelle étaient impliqués Taxquet, Todarello, De Santis, De Benedictis, Di Mauro et Solazzo. Seul Taxquet sera acquitté lors du procès, en 1999.

A coups de fuites et de contre-fuites orchestrées par les enquêteurs, le combat entre juges liégeois et chestrolais se prolongera dans certains journaux qui prendront fait et cause pour l’un ou l’autre magistrat. Finalement, en 1994, la Cour de cassation dessaisira Connerotte de l’instruction sur les titres volés au profit d’Ancia. La juge très médiatique et ambitieuse, au regard désarmant, restera longtemps convaincue qu’elle trouverait les assassins de Cools dans les milieux politiques fréquentés par les « barons » socialistes et qu’un règlement de comptes au sein du PS pourrait être le mobile du crime. Elle se désintéresse donc de la mouvance Van der Biest.

Ses investigations acharnées permettront tout efoiws d’exhumer des dossiers retentissants. Entre autres: celui des commissions secrètes versées par les firmes Agusta et Dassault, et celui des détournements de fonds de la SMAP. Aujourd’hui encore, ces affaires donnent lieu à diverses conjectures sur le mobile et le (ou les) commanditaire(s) de l’assassinat d’André Cools. Il faut dire que le potentat de Flémalle, patron d’une structure tentaculaire aux ramifications économiques et politiques considérables, dérangeait beaucoup de monde, à Liège et jusqu’à Bruxelles. Ses ennemis étaient légion…

Mais, à l’automne 1996, l’enquête connaît un rebondissement spectaculaire et déterminant. Contre une grasse rémunération révélée par Le Vif/L’Express – on a parlé de 8,5 millions de francs -, un témoin anonyme révèle à la justice liégeoise des détails accablants sur la préparation de l’assassinat de Cointe. La suite est connue. Inculpation et arrestation de Taxquet, Castellino, Todarello, Solazzo et Van der Biest. Les enquêteurs repêchent, dans l’Ourthe, l’arme du crime, un pistolet 7.65, et remontent rapidement jusqu’aux deux tueurs tunisiens. Condamnés à vingt ans de prison, en 1998, à Tunis, ceux-ci reconnaîtront formellement Solazzo, Castellino, Di Mauro et Contrino.

La suite de l’enquête sera gênée par une succession agaçante d’accusations plus ou moins contradictoires entre les inculpés, qui empêcheront la justice de se faire une idée précise sur la commandite et le mobile du crime. D’aucuns continuent de penser que le véritable donneur d’ordre se trouvait au-dessus du cabinet Van der Biest. Principal suspect, l’ancien bourgmestre de Grâce-Hollogne a peut-être emporté dans la tombe le secret de l’affaire Cools. A moins que le témoin anonyme, qui a récemment fait l’objet de furieux débats devant la chambre des mises en accusation de Liège, ôte son masque et fasse de nouvelles révélations cruciales. La famille d’André Cools affirme connaître son identité. Julien Pierre a cité le nom de Castellino. Pour d’autres avocats, le témoin anonyme connaît forcément le mobile. Pourquoi tant de mystère ?

Voilà bientôt onze ans que l’ancien ministre d’Etat a été assassiné. Le dossier judiciaire reste parsemé d’incertitudes et la disparition d’Alain Van der Biest ne les dissipe pas, bien au contraire. Faut-il vraiment désespérer d’obtenir une réponse convaincante à cette question apparemment simple: qui a voulu la mort d’André Cools, et pourquoi ?

(1) Les Carnets d’un bouc émissaires, Editions Le Cri.

Thierry Denoël

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