Le siècle Soljenitsyne

Scientifique, dissident, historien, pourfendeur de l’Occident…il a vécu maintes vies. Georges Nivat, son traducteur et ami, offre un éclairage incomparable sur l’ouvre du grand prosateur russe.

Peut-on rendre compte du  » phénomène Soljenitsyne « , comme le promet dans son nouvel essai Georges Nivat ? Entre critique féroce et éloge stérile, les biographies du grand homme n’étaient jusqu’à présent guère mesurées. Traducteur et ami de l’écrivain, Nivat possède une connaissance intime de son £uvre, éclairée par une juste vision de sa valeur et de sa portée. Cela rend son essai essentiel, car ouvert aux paradoxes et à la contradiction.

Soljenitsyne, mort en août 2008 à l’âge de 89 ans, a connu plusieurs vies. Scientifique de formation, officier de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, il est envoyé dans un camp de travail pour avoir critiqué Staline dans une lettre privée. C’est au bagne qu’il commence à écrire. Une journée d’Ivan Denissovitch (son seul ouvrage paru en URSS, en 1962), Le Premier Cercle ou Le Pavillon des cancéreux révèlent l’écrivain dissident, qui obtient en 1970 le prix Nobel de littérature. Ces trois livres sont certainement les meilleures £uvres littéraires de l’écrivain. C’est cependant avec L’Archipel du Goulag, explique Nivat, qu’il s’impose comme un titan des lettres, par  » l’immensité du témoignage, la rigueur de son architecture, le souffle épique, la richesse de l’émotion, la force de l’ironie et, surtout, la lumière qui traverse ce sous-sol déshumanisé de notre planète « . Ecrite dans des conditions extrêmement hostiles, cette fresque de l’horreur concentrationnaire est publiée en Occident en 1973, ce qui vaut à l’auteur arrestation et expulsion d’URSS. Déchu de la nationalité soviétique, Soljenitsyne s’exile à Zurich puis aux Etats-Unis, dans le Vermont. De là, il se lance dans le projet le plus démentiel de sa carrière : de 1976 à 1991, il travaille en ermite à La Roue rouge, 6 600 pages (1) au cours desquelles l’écrivain se transforme en historien et met à nu les causes de la Révolution russe de 1917. Un projet qu’il mûrit depuis l’âge de 18 ans, mais qui est accueilli dans l’indifférence. Un  » échec de génie « , selon Nivat. Soljenitsyne, qui avait prophétisé la chute du communisme, retrouve la Russie en 1994. L’ex-dissident devient sur le tard un apôtre du pouvoir central renforcé et le lauréat du prix d’Etat du Kremlin, remis par Vladimir Poutine. Dénonciateur féroce des années Eltsine, il a vu dans l’actuel Premier ministre l’acteur d’une possible stabilisation du pays. L’avenir lui donnera-t-il une fois de plus raison ?

Polémiste infatigable, Soljenitsyne a été accusé, jusqu’à la fin de sa vie, de tous les maux. C’est qu’il a toujours refusé le compromis. Pourfendeur du communisme, il s’est opposé à la détente. Critique majeur du totalitarisme soviétique, il est devenu un imprécateur anti-occidental tout aussi virulent. Etait-il pour autant le  » fanatique doctrinaire « ,  » nationaliste « ,  » mystique « , ou même antisémite que ses ennemis ont décrit ? Non, soutient Nivat, même si les grandes convictions comportent leur part d’aveuglement, les grandes vérités leur part d’ombre. En fait, souligne l’essayiste,  » nous ne pouvons mesurer Soljenitsyne à l’aune des habituels concepts du débat intellectuel : gauche ou droite, passéiste ou progressiste, nationaliste ou universaliste « .

 » Dante de notre temps « 

Hors du temps et de la mode, l’écrivain enseigne à son lecteur qu’en toutes circonstances il faut rester soi-même, qu’il est possible de créer une démocratie à la base plutôt qu’au sommet, et qu’il convient de pratiquer l’autolimitation dans sa vie personnelle comme dans la consommation de masse. Message trop exclusivement russe, tout entier tourné vers une démarche spirituelle chrétienne ? C’est la limite et la grandeur de Soljenitsyne.  » Dante de notre temps « , il a changé notre vision du monde, lui restituant le sens de l’enfer et du salut, du bien et du mal. xxe siècle, âge terrible : siècle de Soljenitsyne.

Le Phénomène Soljenitsyne, par Georges Nivat. Fayard, 430 p.

(1) La Roue rouge. T. 4-1. Avril 17, quatrième n£ud, Fayard.

Bertrand Dermoncourt

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