Jane Smiley : " J'aime les travaux au long cours, comme ceux de Zola, par exemple. " © Guillem Lopez/reporters

Le siècle de la vie

Dans Nos Révolutions, la romancière américaine Jane Smiley, auteure notamment d’Un appartement à New York, poursuit son cycle de trois romans familiaux sur l’attachant clan Langdon. Rencontre, à Paris, avec une érudite estomaquée par le monde comme il va.

Entourée, à Carmel Valley (Californie), des chevaux dont elle rêvait gamine, la très estimée Jane Smiley, prix Pulitzer 1992 pour L’Exploitation, propose avec Nos Révolutions de poursuivre la narration des aventures du clan Langdon entamée avec Nos Premiers Jours. Si le premier tome était dédié aux années 1920 à 1950, avec l’installation sur ces terres des patri- et matriarches Walter et Rosanna, ce deuxième volume décrit avec force détails la vie des cinq enfants devenus adultes, et de leur propre progéniture entre 1953 et 1987. Dans un style que Jane Smiley souhaite le moins tonitruant possible (voire exagérément dépouillé par endroits), le roman voit se succéder les expériences et états d’âme de chacun des protagonistes, et aborder un impressionnant nombre de thématiques propres à ces années-là outre-Atlantique – de la guerre froide à l’émergence du sida, du Vietnam au Mouvement des droits civiques. Autant de terrains sociétaux auxquels l’auteure, née en 1949, refuse d’imposer verdicts ou condamnations.

Vous êtes connue pour explorer dans vos textes et romans une grande diversité de formes littéraires (sagas, romances, polars, ouvrages pour la jeunesse…). Pourquoi cette curiosité ?

A l’école, chaque année entre mes 12 et 17 ans, nous devions lire une pièce de Shakespeare : un exercice corsé, qui m’a permis de découvrir à quel point cet auteur aimait explorer toujours de nouveaux domaines littéraires. Je me suis alors dit : s’il a pu le faire, je dois pouvoir le faire aussi (rire). Rien ne justifie, dans une vie, de reproduire encore et toujours la même chose.

Est-ce ainsi que vous est venue l’idée de proposer une  » réécriture  » du Roi Lear dans L’Exploitation ?

Oui, j’ai lu cette tragédie à 17 ans, puis l’ai étudiée à l’université. Selon moi, si Lear est avant tout un grand râleur, les motivations de ses trois filles restaient une énigme. J’ai donc choisi de déplacer l’action dans une ferme de l’Iowa, puis de me concentrer sur l’exploration des trois personnages féminins – en particulier Goneril, qui devient Ginny dans mon roman.

Pourquoi vous être lancée, ces dernières années, dans une massive saga familiale en trois actes, dont le deuxième tome, Nos Révolutions, vient de paraître en français ?

J’aime les travaux au long cours, comme ceux de Zola par exemple. Le titre général de cette trilogie, Un siècle américain, s’est immédiatement imposé à moi. J’ai voulu décrire, au rythme d’une année par chapitre, les cent dernières années, et regarder ce que ça donnait. Et de tout faire commencer dans la campagne de l’Iowa : en situant mon action à Los Angeles ou New York, je limitais mes chances de voir les générations successives s’éloigner du fief familial. Je tenais également à parler du monde agricole, car il me semble que la façon dont les Américains produisent leur nourriture a beaucoup évolué dans le temps, et pas dans la bonne direction : aujourd’hui, la concentration des ressources s’accélère, et ceux qui font la pluie et le beau temps sur les marchés d’échange ont acquis un pouvoir écrasant sur les fermiers indépendants. Ceux parmi ces derniers qui tentent de mettre en place des méthodes alternatives n’ont plus les moyens de se battre. Du coup, on pollue les sols et assassine la planète en toute insouciance.

L’ambition de ce projet n’a-t-elle pas suscité chez vous quelque angoisse ?

Oh non, j’ai eu beaucoup plus de mal avec un roman comme Une vie à part, par exemple, dont le personnage principal ne m’inspirait aucune sympathie. Avec le clan Langdon, il me suffit de travailler sur les dix premières années de chacun des personnages pour qu’ils prennent naturellement leur envol. J’ai moi-même grandi dans une  » tribu  » foisonnante, et connais le fonctionnement de ce type de famille, où on passe beaucoup de temps à dénicher chez les petits-enfants des traits rappelant les anciens, comme pour affermir le lien entre tous. Mon observation quotidienne des chevaux m’a aussi permis de mesurer à quel point des similarités existent entre les membres d’une même lignée.

Nos Révolutions, par Jane Smiley, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, éd. Rivages, 600 p.
Nos Révolutions, par Jane Smiley, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, éd. Rivages, 600 p.

Nos Révolutions, qui couvre les années 1953 à 1986, fait entrer la deuxième génération en scène, et avec elle de nouveaux personnages…

Oui, comme Arthur, le mari de Lillian – sans doute mon personnage préféré : bien intentionné, il dispose d’un métier qui lui permet de jouer un rôle important dans la géopolitique mondiale, mais reste toujours pétri de doutes. Face à lui, son beau-frère Franck est plein d’assurance, futé, athlétique, le représentant parfait du  » héros américain « . L’ensemble des personnages est directement confronté à la question de l’amour, du couple et de l’éducation des enfants. Se font enfin face des êtres qui ont traversé la Seconde Guerre mondiale – comme Franck -, et la génération des baby- boomers, dont je suis une représentante.

Des personnages pour lesquels vous choisissez systématiquement d’adopter un point de vue interne, afin de décrire au mieux la façon dont ils perçoivent les choses…

Oui, et la façon dont ils les intègrent dans leur existence. On dit souvent que c’est Cervantès, avec Don Quichotte, qui a inventé le roman moderne au début du xviie siècle. Je crois plutôt qu’on doit cette invention à Marguerite de Navarre et son Heptaméron en 1533, puis à La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette en 1678 : ces auteures ne s’intéressent pas aux événements en tant que tels, mais aux sentiments éprouvés à leur sujet par les personnages. Et c’est également ce que j’essaie de faire.

Le troisième tome, non encore traduit, court jusqu’en 2019. Or, vous l’avez publié en 2015. Comment évaluez-vous aujourd’hui vos  » prévisions  » sur les dernières années ?

J’étais très loin du compte, je n’avais pas envisagé un scénario aussi négatif et déprimant que celui qui se joue aujourd’hui. Pendant une tournée en 2015, j’ai demandé aux différents publics quel serait, selon eux, le pire avenir proche qu’ils pouvaient imaginer : personne n’a jamais parié sur une victoire de Trump, qui n’est d’ailleurs advenue qu’au prix de manipulations et d’une large corruption. Cela dit, maintenant que c’est fait, j’espère de tout coeur que ses électeurs feront l’expérience douloureuse de tout ce que leur choix inconséquent implique à tous les niveaux. En attendant, ceux qui sont au pouvoir semblent engloutis par la tentation de continuer simplement à accumuler de l’argent pour leur propre compte, comme les personnages du Chéri de Colette : le plaisir immédiat en dépit de toute conscience collective.

Sur quoi travaillez-vous, depuis la parution aux Etats-Unis de votre trilogie ?

Je suis en train d’écrire un texte de non-fiction, portant sur cinq générations de femmes américaines, de mon arrière-grand-mère à ma fille. Un moyen encore de tenter d’entremêler la  » grande histoire  » avec l’expérience intime des femmes entêtées et batailleuses de mon propre clan.

Nos Révolutions, par Jane Smiley, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, éd. Rivages, 600 p.

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