Le sens du sacrifice

Au départ d’un fait divers, Joyce Carol Oates explore les lignes de faille de cette Amérique prisonnière de ses préjugés raciaux. Un grand cru.

Il faut de l’endurance pour suivre Joyce Carol Oates. Avec plus de 100 livres à son actif, la romancière n’a jamais ralenti la cadence depuis son entrée en littérature en 1964 avec With Shuddering Fall (non traduit). Si on la compare souvent à Balzac, à Thackeray ou à Trollope pour cette productivité hors du commun, c’est surtout aux grandes voix féminines des lettres anglo-saxonnes, Flannery O’Connor et les soeurs Brontë en tête, que l’on songe en parcourant en sa compagnie les recoins les plus obscurs de l’âme américaine.

Son nouveau roman, Sacrifice, s’inscrit dans la continuité de ce cadastre du psychisme étasunien – qui l’a déjà conduite à explorer magistralement les ressorts du cas Marilyn (Blonde, chez Stock) ou des émeutes de Detroit en 1967 (Eux, chez Stock) -, avec cette acuité toute particulière que la romance (au sens américain du terme) a ici pour toile de fond les tensions raciales que le pays traîne comme un boulet depuis sa création. L’action ne se déroule pourtant pas à Ferguson, Missouri, en 2014, mais bien à East Ventor, New Jersey, en 1987. Au matin du 7 octobre de cette année-là, une femme, alertée par des gémissements entendus pendant la nuit, découvre une jeune fille noire de 15 ans salement amochée et  » abandonnée à la mort  » dans le sous-sol d’une usine désaffectée, juste derrière chez elle.

Avant d’être soustraite par sa mère aux questions de la police mais aussi des services sociaux, la victime, Sybilla Frye, a juste eu le temps de désigner ses bourreaux : cinq ou six flics blancs. Une accusation qui va mettre le feu aux poudres. Et attiser les convoitises. En particulier celles du pasteur afro-américain Marus Mudrick, disciple flamboyant de Martin Luther King, qui, épaulé par son avocat de frère, s’empare de l’affaire pour sa croisade contre le racisme du pouvoir blanc et pour en faire un produit d’appel pour sa chapelle, sérieusement concurrencée par le Royaume de l’islam du Prince noir. Le cas Sybilla devient un emblème, et tant pis si cette publicité fait plus de tort que de bien à la gamine ou si les preuves de ses accusations tardent à se vérifier.

Le temps de l’innocence

Comme à son habitude, Oates ne fait pas dans l’angélisme ni dans le manichéisme. Ballotés entre le bien et le mal, ses personnages sont dévorés par leurs ambitions personnelles autant que par les nobles causes qu’ils défendent. S’aventurant sur le terrain peu visité par les écrivains blancs des relations entre communautés ethniques, la romancière frappe fort et juste au fil d’une écriture sauvage et organique qui épouse le langage vernaculaire jusque dans son argot anémique, rendant palpable l’exclusion sociale des seules vraies victimes de l’histoire : la jeune fille et sa mère. L’intrigue progresse en sautant d’une subjectivité à l’autre dans un choeur de voix où se télescopent le malaise croissant de la jeune fille dépassée par les événements, les tentatives vaines de médiation d’une flic portoricaine ou le bouillonnement intérieur du beau-père violent, Anis Schutt, incarnation du mâle noir frustré et prêt à exploser pour casser les chaînes invisibles de la malédiction. Une vue imprenable sur les mécanismes de l’oppression et sur la manipulation de l’innocence.

Sacrifice, par Joyce Carol Oates, éd. Philippe Rey, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 384 pages.

PAR LAURENT RAPHAËL

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