Le sens de la (dé)mesure

Invité de l’Intime festival, Charly Delwart viendra parler de son nouveau livre, Databiographie, un autoportrait singulier racontant sa vie en statistiques et données personnelles. Une entreprise de déchiffrement de soi fascinante.

On doit le livre le plus inclassable de cette rentrée à un écrivain belge, Charly Delwart ( Circuit, L’Homme de profil même de face). Celui qui a  » question à tout  » et qui inscrit son parcours littéraire dans les pas métaphysiques d’un Jorge Luis Borges se tire l’autoportrait en compilant des centaines de statistiques sur sa famille, sur son corps, sur son rapport aux autres, sur l’écriture, sur la religion ou encore sur la nuit. Nombre d’heures quotidiennes moyennes passées debout, assis ou allongé, de jours où il a été content d’être aujourd’hui, où il aurait voulu être le lendemain, où il a regretté la veille, de fauves rencontrés en captivité ou par hasard en liberté… Databiographie exploite le gisement du  » little data  » – la masse des faits et gestes, des souvenirs, de l’infime…- et esquisse le cadastre d’un homme occidental du xxie siècle. Le résultat est vertigineux, qui résume l’existence à une équation ou à un algorithme, tout en révélant dans le même temps l’impossibilité d’épuiser l’être à travers ses seules mensurations. Les réflexions et anecdotes qui accompagnent chaque statistique sont d’ailleurs autant de nuages dans le ciel trop limpide de l’arithmétique. Savant mélange de données intimes et universelles, cette biographie d’un nouveau genre apparaît comme un pied de nez poétique à l’emprise inquiétante et normative du big data. L’histoire retiendra que Charly Delwart a été le premier homme à mesurer, au sens propre, son histoire personnelle…

Charly Delwart,  la vie en chiffres.
Charly Delwart, la vie en chiffres.© pascal ito – FLammarion

Comment est née l’idée de décliner votre autobiographie en chiffres ?

A la lecture d’une statistique : qu’il y a sur Terre 400 000 lions pour 60 millions de chats domestiques, 200 000 loups sauvages pour 400 millions de chiens et 900 000 buffles africains pour 1 milliard et demi de vaches. Ces trois comparaisons suffisent à illustrer l’évolution de l’humanité. Je me suis dit que je pouvais appliquer cette technique pour objectiver mon portrait. J’ai alors commencé par faire des ratios sur tout ce qui pouvait être mesuré dans mon existence passée, présente et future.

Chaque donnée est accompagnée de notes de bas de page sous forme d’anecdotes ou de réflexions plus philosophiques. Les chiffres n’étaient-ils pas assez parlants ?

Disons que c’était un peu trop conceptuel. Les chiffres dépoétisent les choses, mettent tout au même niveau. C’est ce que je cherchais, mais il manquait du coup une porte d’entrée vers l’intime, ce qu’apportent les textes en incarnant les chiffres, en les personnalisant.

En lisant cette accumulation d’informations détaillées, des plus sérieuses aux plus accessoires, on pense aux miscellanées, ces ouvrages qui épuisent un thème en détaillant par le menu ses règles, ses codes, ses lois. Une influence consciente ?

Pas vraiment. Je n’ai pas la prétention d’exhaustivité que l’on retrouve dans les miscellanées, qui ont ce côté érudit très anglo-saxon. J’ai plus été influencé par des auteurs comme Edouard Levé ou Grégoire Bouillier, par leur art de conceptualiser la littérature. J’aime quand un projet peut se décrire autant par sa démarche que par le résultat. Comme quand Levé s’énumère sans pathos et affect dans son Autoportrait. L’autre influence, c’est le stand-up. Je n’avais encore jamais écrit à la première personne et quand on prétend faire le bilan de sa vie à seulement 44 ans, alors qu’elle n’a connu aucun fait saillant ou mémorable, il faut pouvoir s’appuyer sur une écriture, une forme qui mette la réalité à distance. On peut donc voir ce livre à certains moments comme une tentative de stand-up littéraire !

Databiographie, par Charly Delwart, Flammarion, 336 p.  A paraître le 28 août.
Databiographie, par Charly Delwart, Flammarion, 336 p. A paraître le 28 août.

N’est-ce pas un peu angoissant de réduire sa vie à une série d’équations ?

Au contraire. C’était un travail relaxant. Traduire en data m’a permis de remettre la réalité en perspective. Comme quand je compare le coût de ma psychanalyse avec le prix au mètre carré dans différentes villes. Subitement, je prends encore plus conscience de la valeur, de l’importance de cette psychanalyse dans ma vie. C’est bien plus parlant que de dire que je me suis allongé sur le divan pendant dix ans, comme s’il s’agissait aussi d’un espace concret que cela a créé en moi. Et puis, cette manière de procéder sous forme de cadastre m’a permis de tourner la page, d’archiver mon passé pour pouvoir me concentrer sur la suite.

Espérez-vous faire des émules ?

Tout le monde peut faire l’exercice pour soi. C’est une manière de se réapproprier les datas dans un monde qui en produit à la chaîne, souvent à ses dépens. On pique à tout bout de champ nos datas sans rien nous demander, autant que je livre les informations que je choisis moi-même. Je sélectionne ainsi mes pudeurs car je ne suis pas obligé de tout mettre. Et à la différence de l’utilisation des données en Chine par exemple, où l’on en vient à coter les individus, les datas littéraires utilisent des chiffres précis mais dans un but utopique : faire le portrait définitif d’un individu. C’est une entreprise à la fois très rationnelle car elle s’appuie sur des données objectives, et en même temps qui nous échappe sans cesse. Quoi que je calcule, cela reste abstrait, insaisissable, et c’est ça qui est fascinant. Si je dis par exemple qu’il me reste 1 000 jours à vivre, c’est à la fois peu et beaucoup – difficile à appréhender.

Comment avez-vous choisi ce que vous alliez mesurer pour éviter d’être trop général ou trop particulier ?

J’ai essayé de ne pas prendre que des chiffres qui me définissent culturellement – à savoir un homme urbain et européen -, mais de dresser un cadre, une grille de lecture plus large. Je mêle aux questions intimes, comme écrivain, comme père ou fils, des références plus universelles comme le nombre de spermatozoïdes produits depuis ma naissance, l’empreinte carbone moyenne, la longévité des chasseurs-cueilleurs. Une biographie se construit aussi à travers des éléments extérieurs, périphériques.

Qu’avez-vous découvert d’essentiel sur vous ?

Notamment que la question de la transmission était très présente. A tous les niveaux – familial et universel. Je commence le livre en comparant l’âge de la Terre et le temps qui lui reste avant de mourir. Les questions écologiques reviennent aussi régulièrement. En quantifiant le monde sous toutes ses coutures, notre fin individuelle ou collective apparaît d’ailleurs plus clairement. Elle semble plus proche. Ce qui peut être assez anxiogène. Ou, au contraire, aider à une prise de conscience…

Une rencontre-lecture avec Charly Delwart est programmée à l’Intime festival de Namur le dimanche 25 août à 16 heures.

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