Le samaritain des ados en détresse

Dans un pays dont les structures familiales sont mises à mal, Osamu Mizutani vient en aide aux jeunes à la dérive. Depuis quinze ans, cet ancien enseignant arpente les villes la nuit et fustige les carences des services sociaux.

De notre correspondant

Perchées sur leurs talons aiguilles, deux filles déambulent à la nuit tombée. Un peu vacillantes, elles traînent leur ennui dans les rues de Gobangai. A Yokohama, grand port proche de Tokyo, ce quartier, autrefois repère de malandrins, reste un lieu de plaisirs. Il s’étend sur le territoire du gang Asain gumi, dont le siège se dissimule derrière les vitres fumées d’un bâtiment jaunâtre, à quelques dizaines de mètres de la gare ferroviaire.

 » Quel âge avez-vous ?  » demande un homme.  » Moins de 20 ans ?  » Renseignement pris, les adolescentes ont 16 et 19 ans. Lycéennes, elles ont déserté les cours :  » Trop ennuyeux.  » Elles ne rentrent pas tous les soirs à la maison.  » Pourquoi ?  » Elles éclatent de rire :  » On n’a qu’une vie. Il faut en profiter ! « 

L’homme tend sa carte de visite. Son nom : Osamu Mizutani.  » N’hésitez pas à m’appeler si vous avez des problèmes. Ou à m’envoyer un e-mail. N’importe quand.  » Avant de les quitter, il avertit :  » Attention, la police fera une ronde par ici à 23 h 30. « 

Plutôt grand pour un Japonais, il porte beau. Manteau sombre sur costume sombre, chemise blanche, cravate, lunettes à fine monture, il pourrait passer pour un cadre d’entreprise, un salaryman. Sauf que les salarymen viennent ici non pas pour s’occuper de jeunes un peu perdus, mais pour s’encanailler. Certains s’engouffrent dans les escaliers aux murs couverts d’invitations à une tendresse aussi factice que dénudée. D’autres oublient leur quotidien devant un pachinko, sorte de machine à sous populaire au Japon, ou dans les izakaya, les brasseries locales.

Mizutani, lui, s’occupe des jeunes. Depuis une quinzaine d’années, il arpente les venelles plus ou moins vénales des grandes villes japonaises, où traînent collégiens et lycéens dés£uvrés, malgré l’interdiction faite aux moins de 20 ans de rester dans la rue entre 23 heures et 4 heures du matin. En 2006, la police a interpellé 720 000 jeunes dans ce cas.

Parmi les 23,9 millions de Japonais âgés de moins de 20 ans, beaucoup connaissent de graves difficultés. Car le ralentissement brutal de l’économie, au début des années 1990, a porté un rude coup à de nombreux foyers dans l’archipel. La paupérisation s’est étendue et les familles monoparentales se sont multipliées, conséquence de l’explosion du nombre des divorces. Or, les pères ne versent les pensions alimentaires que dans 20 % des cas et la majorité des emplois précaires sont occupés par des mères célibataires. Le revenu annuel moyen de celles-ci ne dépasse pas 2 millions de yens (11 809 euros), mais les aides de l’Etat ou des municipalités restent limitées.

 » Les adultes ne pensent qu’à culpabiliser leurs enfants, constate Mizutani. Pendant les années 1990, les pères ont été soumis à une forte pression dans le cadre professionnel ; ils ont évacué leur stress au sein du foyer familial, où les actes de violence sont devenus plus fréquents. Aujourd’hui, selon les enquêtes, 7 % des adolescents présentent des tendances suicidaires.  » Malheureux à la maison, dés£uvrés, les ados flirtent parfois avec la drogue et la prostitution, activités aux mains d’une pègre qui réunirait quelque 86 000 membres.

Mizutani, lui, s’efforce de prévenir les dérives, cherche à établir des contacts, à comprendre pourquoi tel ou tel jeune ne va plus à l’école ou ne rentre pas à la maison. Ses  » patrouilles  » lui valent un surnom : Yomawari sensei, le professeur qui fait des rondes la nuit. Son truc ?  » Ne jamais me mettre en colère et ne pas donner de leçon. « 

Les jeunes sont étouffés par le poids du système social

C’est à Gobangai qu’il a commencé ses tournées nocturnes. Il connaît le quartier par c£ur : la rive d’un canal qui accueillait autrefois les tentes bleues des SDF, l’escalier sous la Shin Yokohama dori, la grande artère qui file vers Tokyo, où les vendeurs de drogue dealent leur marchandise, la signification de certains tags.

Une petite esplanade surplombe les eaux sombres d’un des canaux qui quadrillent le port de Yokohama. Mizutani raconte :  » Il y a dix ans, les jeunes se retrouvaient ici pour draguer. Il y a cinq ans, c’était le rendez-vous des skateboarders.  » Aujourd’hui, la place est vide.  » Les autorités de la ville ont tout nettoyé, regrette-t-il. Comme à Tokyo et, dans une moindre mesure, à Osaka, les marginaux, les SDF, les jeunes, tous ont été chassés des lieux où pourraient venir des touristes. « 

Seize ans de ronde, à Yokohama puis dans tout le Japon, lui ont apporté la notoriété. Beaucoup de jeunes le reconnaissent. Un manga, Yomawari sensei, lui est consacré. Dessiné par Seiki Tsuchida, le premier volume s’est vendu à 350 000 exemplaires. Ses fréquentes apparitions à la télévision suscitent des jalousies. Certains l’accusent de faire sa propre publicité.  » Qu’importe, mon but est juste d’attirer l’attention sur les problèmes des jeunes. « 

Selon Akiko Hashimoto, professeure de sociologie à l’université de Pittsburgh (Etats-Unis), les ados nippons  » souffrent aujourd’hui d’une sorte de suffocation sociale et d’aliénation « . Dans l’archipel, en effet, l’affirmation de soi reste étouffée sous le poids d’un système social fondé sur  » une surveillance invisible, à travers le respect de la piété familiale et une organisation très hiérarchisée. En comparaison des autres pays, les jeunes Japonais ont peu d’interlocuteurs à qui se confier. « 

De fait, l’Etat a tendance à rester aveugle aux problèmes spécifiques des adolescents, souvent laissés aux mains de la police et d’organisations officielles dont le discours tient plus de la moralisation que de la véritable prise en charge.  » Pour les autorités, les difficultés éventuelles de cette génération relèvent de la lutte contre la criminalité, relate Nanako Inaba, professeure en sciences sociales à l’université d’Ibaraki. Le gouvernement tend à abandonner toute politique sociale. « 

Voilà pourquoi, sans doute, Mizutani considère les structures existantes, tels les Centres de soutien à la jeunesse, créés dans chaque préfecture et dépendants de la police, comme ses ennemis :  » Leurs responsables ne pensent qu’à sanctionner. « 

Les jeunes eux-mêmes semblent plus enclins à faire confiance à Yomawari sensei. Depuis qu’il a mis en place un service de messagerie électronique, en septembre 2004, il a reçu 450 000 e-mails, comme autant d’appels à l’aide, de plus de 165 000 jeunes. Le 18 juin 2006, l’un de ces messages avait pour unique contenu le mot tasukete – au secours – répété des dizaines de fois sur toute une page. Le 28 décembre 2007, un jeune écrivait :  » Professeur, au secours. Mon père m’a encore frappé. C’est trop dur. S’il vous plaît. Si ça continue, je crois qu’il va me tuer. Professeur, je veux tout vous raconter. Appelez-moi.  » Mizutani répond toujours. Lui-même ou sa femme tente d’établir un dialogue. Mais l’échec survient parfois, douloureux : 49 des jeunes qui l’ont contacté seraient décédés.  » Peut-être plus « , dit-il.

Il se passionne pour Derrida et Lacan, et il hait Dieu

Depuis qu’il a quitté l’enseignement, il y a quatre ans, l’ex-professeur se consacre totalement à sa mission, parcourt le Japon, multiplie les interventions publiques et ne passe en moyenne que trois jours par mois chez lui, à Yokohama. Un investissement sans doute hérité d’un père, professeur d’université, soupçonné autrefois de liens avec un ancien groupe terroriste d’extrême gauche, l’Armée rouge japonaise.

Elevé par une mère communiste puis par sa grand-mère, Mizutani témoigne, dès l’adolescence, d’un caractère bien trempé. Au lycée, il prône l’abolition de l’uniforme et la liberté de se coiffer librement. A l’université, au début des années 1970, il poursuit ses activités politiques en marge d’études de philosophie. Sa participation à une manifestation contre le Premier ministre de l’époque, Eisaku Sato, le mène un moment en prison. Il gagne de l’argent en travaillant la nuit. Tour à tour barman, serveur, joueur de mah-jong, il se crée des liens au sein des boryokudan, les gangs.

Très vite, la philosophie le lasse :  » J’attendais des réponses qui ne sont pas venues.  » Ayant abandonné l’université, il part pour l’Europe, où il passe quelques mois en Allemagne, avant de rejoindre la France. Là, il se fait embaucher par le cirque Bouglione pour jouer les hommes canons.  » Je gagnais 100 francs par tir. Mais je n’étais pas doué. Alors, ils m’ont affublé d’un costume de clown. Et ma maladresse est devenue un atout ! « 

De retour au Japon en 1977, au chevet d’un grand-père malade, il reprend les études. Découvre la phénoménologie. Se passionne pour Derrida, Lacanà et se lance dans l’enseignement des sciences sociales.

Osamu Mizutani semble courir en permanence après un temps que le cancer qui le ronge – sans l’empêcher de fumer – semble lui disputer. Communiste devenu catholique, il est aujourd’hui athée.  » Je hais Dieu « , confie-t-il.

Loin de tout système, ayant décliné des sollicitations gouvernementales à participer à des commissions sur les difficultés des jeunes, il considère que la solution à ces problèmes n’a rien de compliqué.  » Il faut casser la chaîne du négatif et encourager plutôt que critiquer. « 

La méthode lui vaut certains succès. Une nuit, dans les années 1990, il découvre une fillette d’une dizaine d’années qui jouait à la balançoire dans un petit parc proche de Yokohama. Elle ne voulait plus rentrer chez elle : le père parti, la mère se prostituait à la maison. Mizutani a choisi de l’aider, lui a permis de retrouver une vie normale. Elle travaille aujourd’hui comme ouvrière chez Sony à Hamamatsu. Et elle va bientôt se marier.

Philippe Mesmer

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire